? ... And they call you dog of war, for the truth they haven’t heard before... (1) ? : sur une m?lodie des plus convenues et avec un rythme sans surprise, un ancien des unit?s de reconnaissance sud-africaines, reconverti dans la chanson pour les besoins de la cause, exalte les tourments existentiels des soldats de fortune d’Executive Outcomes. Le clip vid?o d?vide des images o? se superposent presque gracieusement des silhouettes de soldats sur fond de coucher de soleil dans la savane et des visages d’enfants africains, quand il ne s’agit pas de sc?nes ? connotation vaguement humanitaire puis gros plan sur un titre de journal : ? Executive Outcomes au service du MPLA ? (Mouvement populaire pour la lib?ration de l’Angola). La brochure publicitaire, elle, est infiniment plus explicite sur les services qu’offre cette organisation ? ses clients potentiels d?finis comme ?tant des ? gouvernements l?gitimes ?. De la guerre conventionnelle aux techniques de gu?rilla, rien ne manque ? l’?ventail des talents d’Executive Outcomes, sauf le nucl?aire : ? entra?nement de base ?, ? unit?s m?canis?es ?, ? parachutisme ?, ? artillerie ?, ? renseignement ?, ? police militaire ?, ? formation d’unit?s sp?cialis?es ?...
Nulle soci?t? sud-africaine n’illustre mieux qu’Executive Outcomes les contradictions h?rit?es de la fin de la guerre froide. Repaire de mercenaires pour ses d?tracteurs, soci?t? de s?curit? priv?e pour ses fondateurs, Executive Outcomes EO, comme on l’appelle ici a su jouer au maximum les cartes conjugu?es de l’ambigu?t? politique et de l’esprit d’entreprise. Le flou s?mantique dont ses membres ont r?ussi ? s’entourer t?moigne tout ? la fois de la disparition de certains rep?res id?ologiques et des paradoxes de la nouvelle Afrique du Sud : m?me au sein du gouvernement de M. Nelson Mandela, tous ne r?pondent pas forc?ment de la m?me fa?on ? la question de savoir si les personnes au service d’Executive Outcomes sont des mercenaires. D?but juillet 1996, un article de l’hebdomadaire sud-africain Sunday Independent indiquait que, selon M. Rusty Evans, directeur g?n?ral du d?partement des affaires ?trang?res, v?t?ran de l’ancienne administration ayant surv?cu aux changements de 1994, ? il n’y a pas de preuve ?tablissant qu’Executive Outcomes soit une organisation mercenaire (2) ?.
En revanche, pour le rapporteur sp?cial de la commission des droits de l’homme de l’ONU, M. Enrique Bernales Ballesteros, ? un mercenaire, c’est un contrat, un entra?nement et une r?mun?ration (3) ?. Un autre document des Nations unies ? consid?re le plus souvent ces combattants comme des criminels aux id?ologies fasciste et raciste, g?n?ralement associ?s aux trafics illicites d’armes, de stup?fiants et m?me aux prises d’otages ?. La date de fondation d’Executive Outcomes est significative : 1989 est l’ann?e charni?re o? les pr?mices de la fin de l’apartheid sont d?j? perceptibles, tout comme, ? l’Est, celles du d?mant?lement du bloc communiste. L’histoire d’EO peut ?tre vue comme la r?ponse des ?lites des services sp?ciaux de l’arm?e South African Defense Force (SADF) et de la police South African Police (SAP) de l’apartheid ? un monde o? les motivations racistes et anticommunistes ayant pr?sid? ? leur formation semblaient en passe d’?tre frapp?es d’obsolescence, et avec elles leurs emplois. Quant au passage du service des int?r?ts de l’Etat ? ceux d’une soci?t? priv?e, il se situe dans la continuit? de la ? strat?gie totale ? mise en oeuvre par l’apartheid d?s la fin des ann?es 70 : ? En 1978, la SADF a mis en route tout un engrenage... Il s’agissait de privatiser des branches secr?tes des forces de s?curit?... Fond?e sur les th?ories de la CIA sur les conflits de faible intensit?, la privatisation des services de renseignement et des op?rations de terrorisme d’Etat permet de maintenir ? distance les personnes responsables d’actes de d?stabilisation et leur commanditaire (4).?
Les changements politiques de 1990 auront simplement forc? les anciens agents des forces sp?ciales (5) qui voulaient continuer ? mener une carri?re lucrative ? agir dans le cadre d’une entreprise priv?e. Au sein du commandement de EO se dessine la fili?re informelle qui relie entre elles les unit?s et organisations militaires les plus notoires d’Afrique australe, des Selous Scouts (6) rhod?siens aux forces sp?ciales de la SADF et de la SAP. Ainsi M. Eeben Barlow, qui pr?side EO, est litt?ralement exemplaire : ancien de Rhod?sie (aujourd’hui, le Zimbabwe), il est pass? d’abord par le redoutable bataillon du ? 32e Buffalo ?, stationn? ? la fronti?re de la Namibie et de l’Angola, fond? par le colonel Jan Breytenbach (7). Il r?appara?t ensuite dans deux des nombreuses organisations paravents dont le caract?re priv? a pour but d’occulter les liens avec le commandement militaire sud-africain et le Military Intelligence (MI), son service de renseignement : en 1983, il fait partie du Directorate of Covert Collection (DCC), et en 1989 du Civil Cooperation Bureau (CCB), dont la section interne est tenue pour responsable de l’assassinat de nombreux activistes anti-apartheid. Les activit?s du CCB en Afrique du Sud et en Afrique australe sont relativement connues ? la suite des commissions d’enqu?te des juges Louis Harms et Victor Hiemstra (8) ; il n’en va pas de m?me de ses op?rations en Europe, la r?gion dont M. Eeben Barlow ?tait responsable, et o? il aurait ?t? charg? de mettre sur pied d’autres soci?t?s paravents : il n’y a donc vraisemblablement rien de fortuit dans le fait que 1989 est ? la fois l’ann?e durant laquelle M. Barlow rejoint le CCB et celle de la fondation d’Executive Outcomes, dont les statuts sont alors d?pos?s en Afrique du Sud et en Grande-Bretagne. Il est possible que la soci?t? ait ?t?, ? l’origine, un de ses paravents, devenu un bateau de sauvetage providentiel lorsque les membres de la SADF se sont rendu compte que leurs unit?s sp?ciales et leurs organisations secr?tes allaient ?tre d?mantel?es apr?s la lib?ration de M. Nelson Mandela et la l?galisation de l’ANC. En tout cas, EO devait survivre ? la dissolution du CCB en 1991 par le pr?sident Frederik W. De Klerk. C’est aussi ? partir de cette ann?e-l? que M. Eeben Barlow commence ? vendre discr?tement des ? services de s?curit? sp?cialis?s ? ? travers l’Afrique (9).
Il faudra toutefois attendre l’hiver 1992-1993 pour que l’on entende parler de mercenaires sud-africains ayant rejoint les rangs de l’arm?e angolaise. Les anciens soldats de l’apartheid se battant aux c?t?s de leurs ennemis d’hier : ce renversement d’all?geance id?ologique, quelques ann?es apr?s la fin de la guerre froide, avait de quoi surprendre et fasciner, m?me si des soci?t?s similaires existent ? travers le monde, y compris sur le continent africain. Selon M. Nick Van Den Bergh, charg? des quelques contacts avec la presse, il n’y a nul paradoxe. EO ne d?fend aucune id?ologie si ce n’est celle du profit : ? Il s’agit seulement de faire des affaires. D’ailleurs, les ? guerres saintes ? ne nous int?ressent pas. ? Mais, pour X., un ancien de l’organisation qui pr?f?re rester anonyme, les attraits qu’offrait EO au moment o? il a rejoint l’organisation, en 1994, tiennent ? des motivations plus complexes : ? Du temps ou j’?tais dans l’arm?e sud-africaine, nous ?tions du c?t? de l’Unita de Jonas Savimbi. Le cinqui?me r?giment de reconnaissance auquel j’appartenais ?tait vraiment diff?rent du reste de l’arm?e conventionnelle. Il n’y avait que les meilleurs soldats. Il ne me serait d’ailleurs jamais venu ? l’id?e de me joindre ? l’arm?e conventionnelle, car les gens y ?taient trop born?s. Mais l?, c’?tait diff?rent : avant tout, les unit?s de reconnaissance, comme toutes les forces sp?ciales, ?taient anticommunistes. Nous avions beaucoup plus de libert? d’initiative et d’action. Et plus tard, je suis devenu franchement curieux de d?couvrir ? quoi ressemblait le MPLA. C’est vraiment cette curiosit? qui m’a pouss? ? rejoindre EO. ? Il est vrai que l’anticommunisme obsessionnel qui r?gnait dans les unit?s sp?ciales de la SADF rel?guait presque au second plan leur composante raciste : les recrues du bataillon 32 et des r?giments de reconnaissance venaient dans leur quasi-totalit? de Namibie, d’Angola et du Mozambique, mais seuls des Blancs y avaient le rang d’officier sup?rieur. Quant ? ce besoin de d?couvrir ? l’autre bord ?, qui est du reste fr?quemment mentionn? par d’anciens membres des forces arm?es sud-africaines, il n’est pas sans rappeler la dialectique de la fascination et du d?sir pour l’ennemi, cet ? autre ? ultime : toutes notions de contradiction et de ? trahison ? sont alors ?vacu?es.
Quelle qu’ait ?t? la part de la curiosit?, ou surtout du sens des affaires dans les premi?res op?rations d’Executive Outcomes en Angola, celles-ci ont ?t? couronn?es de succ?s : ? Leur premier contrat a ?t? sign? en 1992 lorsque les compagnies p?troli?res angolaises Gulf-Chevron et Petrangol ont lou? ses services afin de prot?ger les champs p?trolif?res c?tiers de Soyo. Cela a ensuite abouti en 1993 ? une offre en vue de restructurer et r?entra?ner les Forces arm?es angolaises (FAA) (10). ? Les responsables d’EO tiennent toujours ? maintenir une distinction tr?s stricte entre leur fonction s?curitaire et tout engagement actif dans des op?rations offensives. Mais les descriptions exalt?es d’Al J. Venter, journaliste sud-africain qui passe pour proche des anciennes forces sp?ciales, ne laissent gu?re planer le doute sur les op?rations militaires de EO : ? La fonction essentielle des membres d’EO dans la succession sans fin des conflits africains est d’instruire, prot?ger et organiser. Ils participent aussi ? des op?rations. Quand on leur tire dessus, ils r?pondent vigoureusement. Ils sont tout ? fait satisfaits de lancer des attaques pr?ventives si cela permet de sauver des vies humaines. ? R?sultat : il aura fallu moins de dix-huit mois aux hommes d’EO pour contribuer d’une fa?on d?cisive ? la victoire militaire et politique du MPLA, gr?ce ? la reconqu?te des territoires qui ?taient tomb?s aux mains de l’UNITA lors de la reprise de la guerre civile, fin 1992.
Depuis, Executive Outcomes ne manque jamais de d?clarer que c’est gr?ce ? son r?le d?terminant dans ce conflit que M. Jonas Savimbi a ?t? contraint de retourner ? la table des n?gociations, ? la fin de 1994 (11). Mais les victoires d’EO sur le terrain n’ont pas ?t? seulement militaires : elles ont men?, durant l’ann?e 1994, ? la reprise en main spectaculaire des centres diamantif?res de Saurimo et Cafunfo, dans la province Lunda Norte qui jouxte le Za?re : M. Nick Van Den Bergh, qui dirigeait ? l’?poque la soci?t? en Angola, reconnaissait qu’avant sa reprise Cafunfo ?tait devenu la fili?re principale du diamant jusqu’au Za?re, ? l? o? tout le monde et n’importe qui y trouvait son b?n?fice, en ?change du soutien ? l’UNITA (12) ?. Principal b?n?ficiaire de ce retour ? l’ordre, la De Beers : cette soci?t? sud-africaine, qui contr?le le march? mondial du diamant, ne voyait pas d’un tr?s bon oeil l’anarchie que l’UNITA faisait r?gner dans les zones d’exploitation angolaises. M?me si le mouvement a conserv? le contr?le de certains autres sites d’exploitation, il n’y a rien d’?tonnant ? ce que l’une des conditions des accords de paix sign?s en novembre 1994 par M. Jonas Savimbi ait ?t? l’annulation du contrat entre le MPLA et Executive Outcomes.
La place au c?t? des forces arm?es angolaises n’est pas rest?e vide longtemps : l’organisation am?ricaine Military Professional Resources Inc. (MPRI) a repris aussit?t le contrat, sans que l’opinion publique s’en ?meuve. Pour M. Nick Van Den Bergh, ? MPRI est le m?me genre de soci?t? qu’EO. Mais comme il s’agit d’anciens soldats am?ricains, et que les Etats-Unis essaient de se tailler une place en Angola, cette organisation re?oit leur soutien et n’est pas qualifi?e de mercenaire ?.
Ordre et diamants
LES r?cents faits d’armes d’Executive Outcomes au Sierra Leone ont confirm? la capacit? des Sud-Africains ? faire r?gner l’ordre l? o? ils passent et ? d?fendre les int?r?ts des soci?t?s mini?res. EO a obtenu un contrat en vue de remettre ? niveau les troupes d’un gouvernement ?puis? par cinq ans de guerre civile contre le Front r?volutionnaire uni (FRU). Et, de nouveau, les op?rations les plus spectaculaires se sont concentr?es sur la reprise de plusieurs champs de diamants, notamment celui de Koidu, ? l’est du pays. Branch Energy (BE), une soci?t? proche de la De Beers, m?me si elle nie tout lien organique avec le conglom?rat, a pu n?gocier dans la foul?e des droits d’exploitation mini?re (13). Un article du Sunday Independent confirmait r?cemment les liens ?troits qui lient EO ? BE : ? A Freetown, tout le monde sait que les contrats de Branch Energy et EO sont conclus par la m?me ?quipe (14). ?
Au niveau politique, la convergence des int?r?ts d’EO, de BE, de la De Beers et d’autres soci?t?s ?trang?res a pris le gouvernement du Sierra Leone en otage : en d?cembre 1995, les conseillers sud-africains ont r?clam? au ministre des finances alors en poste, M. John Karimu, un paiement de 15 millions de dollars, soit la moiti? de la somme que le FMI venait d’accorder au Sierra Leone... Apr?s un v?ritable chantage sur les menaces d’un retour au chaos en cas d’un retrait d’EO, auquel se sont jointes les pressions d’investisseurs ?trangers, qui exigeaient aussi le maintien des Sud-Africains dans le pays, le nouveau pr?sident ?lu a ?t? contraint de s’accommoder tant bien que mal de ces demandes : ? Nous avons h?rit? d’EO, reconna?t le nouveau ministre des finances, M. Thaimu Bangura. Face ? des dettes ?normes et ? une ?conomie en ruine, le gouvernement a tout juste les moyens de payer le tarif r?duit mensuel que EO lui demande, soit 1,2 million de dollars (15). ? La r?ponse du gouvernement sud-africain aux activit?s d’Executive Outcomes est ambigu? : bien que celles-ci aient ?t? r?guli?rement d?nonc?es comme inacceptables, il faudra attendre encore au moins un an avant qu’une l?gislation appropri?e entre en vigueur. Selon M. Kader Asmal, ministre des eaux et for?ts, qui pr?side le Comit? national sur le contr?le des ventes d’armes, il s’agit surtout d’adopter une attitude pragmatique : ? Notre comit? a d?cid? que la fa?on correcte d’aborder cette question [Executive Outcomes] ?tait de d?cider que ses activit?s devaient requ?rir un accord de notre gouvernement. Je pense que le recrutement de personnel pour ou par une force militaire ?trang?re doit ?tre r?glement? de la m?me fa?on que les ventes d’armes. Si une entreprise veut vendre ses services au gouvernement officiel d’un autre pays, vous subordonnerez votre accord ? la l?gitimit? r?elle du gouvernement ?tranger concern?, ? son respect des droits de l’homme, des droits d?mocratiques. Je ne vois pas de diff?rence entre l’exportation d’armes et celle de conseils et services d’ordre militaires. C’est la m?me chose. ?.
A une ?poque o? la pens?e n?olib?rale entend marginaliser le r?le des gouvernements, o? les arm?es dans les pays du tiers-monde sont sous-?quip?es et mal entra?n?es, o? le bon vouloir des investisseurs ?trangers fait la pluie et le beau temps, il y a une place ? prendre sur des march?s bien sp?cifiques : ceux o? offensives militaires et ambitions ?conomiques vont de pair et se justifient par la rh?torique s?curitaire. Executive Outcomes a seulement su se mettre en t?te du peloton. Et l’avenir de cette compagnie ne suscite aucune inqui?tude, ? en croire ses dirigeants : ? Il y a d’autres conflits, affirme M. Nick Van Den Bergh, o? notre r?le pourrait faire la diff?rence. Mais je ne peux pas ?tre plus pr?cis que cela. Nous ?tudions actuellement les dossiers d’autres clients hors du continent africain. Nous sommes optimistes. Je pr?f?re penser que notre compagnie peut survivre. Nous travaillons pour l’argent, ainsi que pour la paix. ? Ainsi, le slogan du roman de George Orwell, 1984, ? la guerre, c’est la paix ?, a trouv? son illustration, ? une diff?rence pr?s : il n’est plus le signe d’un totalitarisme facilement rep?rable, mais celui d’un discours n?olib?ral pr?t ? d?fendre les armes ? la main, avec ses milices priv?es, les valeurs et les enjeux de la libre entreprise sans patrie.