Mis sur pied en Inde par Jawaharlal Nehru dans les ann?es 1950, le mod?le de d?veloppement par substitution aux importations reposait sur quatre piliers principaux : une planification centralis?e favorisant l’industrie, un large secteur public, de solides barri?res douani?res et un syst?me d’autorisations administratives (le licence raj) par lequel l’Etat r?gulait l’augmentation et la diversification de la capacit? de production des entreprises priv?es. Ce dispositif a permis la formation d’une base ?conomique ? l’abri de la concurrence internationale. Il a ?galement contribu? ? cr?er une large classe moyenne de fonctionnaires et ? contenir les in?galit?s r?gionales gr?ce ? une vraie politique d’am?nagement du territoire.
Mais ce mod?le souffrait de la faible productivit? d’un secteur public tr?s bureaucratique et tenu ? bout de bras par l’Etat pour contenir le ch?mage. Il a entretenu la faible comp?titivit? des entreprises, non expos?es ? la concurrence, qu’on a emp?ch? de faire des ?conomies d’?chelle en bridant leur strat?gie d’investissement. Du coup, la part des exportations indiennes dans le commerce mondial est pass?e de 1,9 % en 1950 ? 0,6 % en 1973. Or, l’Inde avait besoin de vendre ? l’?tranger, car elle ne pouvait se passer d’importations (de p?trole notamment). Une ouverture laborieuse a ?t? amorc?e par Rajiv Gandhi dans les ann?es 1980, mais ses pr?ventions par rapport aux multinationales ? toujours per?ues comme les symboles de l’imp?rialisme occidental ? l’ont amen? ? financer cette modernisation par l’emprunt. R?sultat : la dette ext?rieure s’?l?ve ? 72 milliards de dollars en 1991.
La crise de la balance des paiements est telle que le pays n’a plus que l’?quivalent de quatre semaines d’importations en devises dans ses caisses en juin 1991. Il est contraint d’accepter un plan d’ajustement structurel du Fonds mon?taire international (FMI) et l’une des conditions du pr?t obtenu : la lib?ralisation de l’?conomie. D’o? le d?mant?lement du licence raj, l’ouverture des entreprises nationales aux joint ventures ? 51 %, la baisse des barri?res douani?res et la disparition des quotas d’importation (1).
Toutefois, les droits de douane n’ont baiss? que de fa?on progressive et relative. Il faut dire qu’en 1991 ils repr?sentaient 38 % des recettes fiscales, s’?levant en moyenne ? 79 %, avec des pics tarifaires ? 400 %. En 1993, ces pics chut?rent ? 110 % et en 2000-2001 ? 35 %. Mais cette moyenne, tomb?e ? 24,6 % en 1996-1997, est remont?e ? 30,2 % en 1999-2000. C’est l? un indice important du caract?re tr?s relatif de la tendance indienne au n?olib?ralisme.
L’Inde n’est pas pass?e non plus sous la coupe des multinationales. Les investisseurs ?trangers peuvent poss?der 100 % d’une entreprise dans l’h?tellerie, le secteur pharmaceutique et les infrastructures (transports, ?nergie) ; 51 % au moins d’une soci?t? dans l’automobile ; entre 49 % et 100 % dans les t?l?communications ; entre 20 % et 40 % dans la banque. Mais les investissements directs internationaux (IDI), de l’ordre de 47 milliards de dollars, y sont dix fois inf?rieurs ? ceux qui sont totalis?s en Chine (420 milliards) (2).
Certes, nombre des multinationales pr?sentes en Inde commencent ? y voir un ? pays atelier ? d’o? elles pourraient exporter des produits rendus comp?titifs par les bas co?ts de main-d’oeuvre ? telle, par exemple, la firme cor?enne Hyunda? dans l’automobile. Mais cet immense pays reste faiblement int?gr? au commerce mondial. Le textile repr?sente encore 30 % de ses exportations, et l’agroalimentaire 15 %. Toutefois, les exportations de produits chimiques sont pass?es de 6,2 % en 1980 ? 14,7 % en 2001, signe de la capacit? de l’Inde ? imiter (voire ? pirater) les technologies ?trang?res. L’informatique a davantage progress? encore : avec 20 % des exportations mondiales, l’Inde est le premier vendeur de services en technologies de l’information, devant l’Irlande et les Etats-Unis. Le taux de croissance de ces exportations a ?t? de 30 % en 2002 (3).
Du coup, la part des services dans les exportations est plus grande en Inde qu’en Chine (3,9 %, contre 2,9 %). Mais l’Inde reste un nain ?conomique sur le plan international, avec moins de 1 % du commerce mondial et un taux d’ouverture tr?s bas : le commerce ext?rieur repr?sente 9,8 % du produit national brut (PNB) seulement.
Les r?formes des ann?es 1990 ont contribu? ? doper la croissance. Le taux de croissance moyen est pass? de 3,6 % par an entre 1951 et 1979 ? 5,5 % dans les ann?es 1980 et ? 6,5 % au cours de la d?cennie suivante. Depuis 1996, l’Inde est, apr?s la Chine, le pays d’Asie ayant la plus forte croissance (5,5 %, contre 7,6 %). Sa tr?s faible insertion dans le commerce mondial explique naturellement qu’elle ait ?t? si peu affect?e par la crise asiatique de 1997.
Cela t?moigne du caract?re tr?s ma?tris? de la lib?ralisation ?conomique. Les autorit?s de New Delhi s’efforcent, toujours actuellement, de contenir la globalisation en luttant contre les projets occidentaux ? l’OMC. L’?chec de Canc?n a d’ailleurs en partie r?sult? de leur attitude ? le pouvoir indien ayant pour l’occasion, et peut-?tre de fa?on durable, forg? une alliance avec d’autres pays du Sud, la Chine, l’Afrique du Sud et le Br?sil.
Bien que le gouvernement ?voque depuis des ann?es une seconde g?n?ration de mesures de lib?ralisation ? qui ferait suite au train initial de 1991 ?, celles qui vont dans ce sens restent peu nombreuses, de m?me que les privatisations de firmes publiques ? d?sign?es officiellement par cet euph?misme de ? d?sinvestissements ?. Si les objectifs affich?s, en termes de revenus attendus de ces privatisations, s’?l?vent entre 100 et 130 milliards de roupies par an depuis 1999 (entre 1,8 et 2,4 milliards d’euros), les montants effectivement obtenus n’ont jamais exc?d? le tiers de cette somme. En 2003, la privatisation des deux principales firmes p?troli?res a donn? lieu ? de fortes tensions au sein de la majorit? parlementaire, avant d’?tre report?e.
Si la classe politique s’est convertie au lib?ralisme, elle demeure prudente. De larges secteurs restent attach?s au r?le de l’Etat dans l’?conomie ? notamment pour les leviers qu’offre un tel dispositif en termes de client?lisme ? et r?pugnent ? s’ali?ner les ?lecteurs en prenant le risque de mettre sur le pav? des milliers d’employ?s, ce que la privatisation des firmes publiques ne manquerait pas de produire (un tiers d’entre elles environ sont en d?ficit). La d?mocratie ?lectorale inhibe, en Inde, la logique lib?rale de fa?on ?vidente.
La remise en cause des lois sociales, qui offrent bien des garanties aux salari?s, n’est pas non plus tr?s prononc?e pour le moment. Si le patronat et le gouvernement sont d?sireux d’att?nuer les effets de l’Industrial Disputes Act, qui, depuis 1947, remet ? des tribunaux du travail le soin d’arbitrer les conflits et de statuer, en particulier, sur les cas de licenciement abusif, les atteintes ? ce texte restent limit?es. Tout comme celles concernant le Contract Labour (Abolition and Regulation) Act, qui encadre des formes de pr?carisation s’apparentant parfois ? de l’asservissement. De toute fa?on, ces garanties juridiques ignorent tout le secteur informel et ne concernent que l’aristocratie ouvri?re des usines et les employ?s en col blanc, deux groupes qui forment un minuscule milieu de salari?s ? 7,5 % de la population active au total (4).
Autre indice de la r?sistance ? on pourrait dire ? r?silience ? ? de l’Etat et du contr?le qu’il exerce encore sur l’?conomie, les cottage industries (ateliers artisanaux locaux) continuent de b?n?ficier de fortes protections. Elles jouissent d’un monopole, par rapport aux grandes entreprises, pour 674 de leurs produits ? dont ceux du secteur du jouet, qui n’est pas accessible aux firmes les plus grosses. Or, les small scale industries (petites entreprises) repr?sentent encore 45 % de la production industrielle. Ici aussi les enjeux ?lectoraux sont venus contrarier les app?tits r?formateurs des ?conomistes, qui voient dans cette politique un frein ? la concentration industrielle et ? l’insertion dans le march? mondial (le secteur du jouet, pr?cis?ment, est exemplaire si l’on compare la situation de l’Inde ? celle de la Chine, l’atelier du monde en la mati?re).
Malgr? le caract?re progressif et encore parcimonieux de cette lib?ralisation ?conomique, un grand nombre d’observateurs y voient une hypoth?que pesant sur le d?veloppement social du pays.
La plupart des enqu?tes r?alis?es depuis la fin des ann?es 1990 indiquent que la pauvret? tend ? reculer ? en chiffres relatifs ?. La proportion des habitants se situant en dessous du seuil de pauvret? officiel ? fort contestable ? est pass?e de 41 % en 1992 ? 25 % en 2003. Le produit national brut (PNB) par t?te, en parit? de pouvoir d’achat, s’?levait ? 20 % de la moyenne mondiale en 1980, 25 % en 1990 et 32 % en 2000 (il s’?levait alors ? 2 300 dollars).
Cette ?volution refl?te-t-elle l’incidence des politiques mises en oeuvre depuis 1991 ou proc?de-t-elle d’autres facteurs ? Il semble qu’on doive, en tout cas, la rapprocher de l’essor des productions dans tous les domaines depuis dix ans. C’est ? cette expansion que l’Inde doit une croissance du revenu par habitant de 3,5 % par an depuis 1996 (contre 3,1 % pour l’ensemble des pays en d?veloppement) et une classe moyenne de plus en plus ?toff?e : 35 millions d’Indiens disposent de plus de 1 000 euros par mois, et leur nombre augmente de 10 % par an.
N?anmoins, le pays compte encore le plus grand nombre de pauvres au monde (430 millions de personnes y vivent avec moins d’un dollar par jour, de l’aveu m?me de la Banque mondiale). En outre, il ne cesse de reculer en termes d’indice du d?veloppement humain : d’apr?s le dernier rapport du Programme des Nations unies pour le d?veloppement (PNUD) (5), il est pass? du 94e rang (sur 130 pays) en 1994 au 124e en 1995 et au 127e en 2003. Ce classement refl?te aussi l’accroissement des in?galit?s. Car si le revenu par t?te progresse en moyenne, certains groupes ? la fameuse classe moyenne ? en profitent bien davantage que d’autres, qui, certes, voient leur condition s’am?liorer, mais de fa?on marginale et ? un rythme tellement lent que les ?carts se creusent inexorablement.
Ces in?galit?s sociales se doublent d’in?galit?s g?ographiques de plus en plus marqu?es. Quatre Etats ? le Bihar, l’Uttar Pradesh, le Madhya Pradesh et l’Orissa ? repr?sentent plus de la moiti? des pauvres de l’Union indienne. On peut en fait tracer une ligne la coupant en deux, de l’est du Pendjab au nord de l’Andhra Pradesh. La moiti? nord-est de cette zone ? ? laquelle appartiennent tous les Etats susmentionn?s mais aussi le Rajasthan ? est ? la tra?ne, tandis que l’Inde du Sud et de l’Ouest prend son essor. Un contraste saisissant oppose ici le Pendjab ? l’Orissa ? la proportion des personnes vivant sous le seuil de pauvret? est de 6 % dans le premier et de 42 % dans le second.
Mais d’autres indices se r?v?lent tout aussi parlants : la consommation d’?lectricit? par t?te atteint 141 kilowattheures (kwh) au Bihar, contre 921 au Gujerat. Le taux d’alphab?tisation, de 91 % au Kerala, stagne ? 58 % en Uttar Pradesh. Grosso modo, le revenu par t?te de l’Inde de l’Ouest et du Sud est deux ? trois fois sup?rieur ? celui de l’? autre Inde ?. Or ces in?galit?s croissantes sont directement li?es ? la lib?ralisation ?conomique, dans la mesure o? les Etats qui s’enrichissent le plus vite sont aussi ceux qui ont pu faire valoir leurs atouts ? en termes d’infrastructures et de tissu industriel ? pour attirer les investisseurs ?trangers. Ainsi, le Maharashtra et le Gujerat figurent au premier rang de cette Inde en voie de modernisation rapide, mais aussi, et cela va de pair, de polarisation sociale.
L’Inde n’est pas encore confront?e ? la globalisation n?olib?rale sous sa forme pure et dure, ? la fois parce qu’elle lib?ralise son ?conomie ? pas compt?s et parce qu’elle reste tr?s peu ins?r?e dans le commerce mondial. Mais elle s’avance sur cette voie, et d?j? les effets pervers de cette ?volution se font sentir en termes d’accroissement des in?galit?s sociales et g?ographiques. Les premi?res trouveront peut-?tre un d?but de solution dans la syst?matisation des politiques de discrimination positive en faveur des basses castes. Les secondes, plus difficiles ? contrer, risquent de relancer les tensions r?gionalistes que l’Etat ? ? force de f?d?ralisme et de redistribution ? ?tait parvenu ? d?samorcer.