Champa Devi Shukla avait 30 ans au moment du drame. Cette nuit-l?, elle dormait chez elle, ? 500 m?tres de l’usine, pelotonn?e sous des couvertures pour lutter contre le froid. Soudain, le bruit la r?veille. Une cavalcade, des cris. ?Sortez vite ! Il y a une fuite de gaz ! ? Elle ne comprend pas, ne sait pas que le gaz peut servir ? autre chose qu’? la cuisine. Elle sort ? la h?te et croit mourir. Son nez et ses yeux gonflent, ses poumons se remplissent d’eau, sa peau br?le, elle ne peut plus respirer. Autour d’elle, des gens g?missent : ?Mon Dieu! ... Donne-moi la mort ! J’ai trop mal !?
Comme des feuilles mortes. Aujourd’hui, elle a 49 ans mais en para?t 20 de plus. ?J’ai en permanence mal ? la t?te, mes os me font mal, je ne dig?re plus rien...?, dit-elle, petite chose ratatin?e dans la grande halle de la Villette o? elle est venue t?moigner avec son amie Rashida Bee lors du Forum social europ?en, ? la mi-novembre. Elle a perdu deux fils, de 18 et 20 ans, poumons d?truits, six ans apr?s la catastrophe, et son mari huit ans plus tard, d’un cancer. Sa plus jeune fille est devenue paralys?e en 1985, et son seul fils a donn? naissance il y a trois ans ? une petite fille sans l?vres. Plut?t que de sombrer dans son malheur, Champa a d?cid? de se battre. Elle milite dans une des associations membres de la Campagne internationale pour la justice ? Bhopal, une association de femmes victimes du d?sastre. Pourquoi des femmes ? ?Ce sont elles qui font face ? toutes les difficult?s de la vie quotidienne, elles souffrent bien plus que les hommes?, estime Rashida, sa pr?sidente. Officiellement, 3 000 personnes sont mortes. ?En r?alit?, il y en a eu beaucoup plus, note Rashida. Le gouvernement ne voulait pas qu’on sache. Ils ont entass? les corps comme des feuilles mortes, et y ont mis le feu avec du p?trole, sans les compter... Certains ?taient juste bless?s ou trop faibles pour r?agir... ils ont ?t? br?l?s vifs...?
Selon Champa et Rashida, les m?decins ne savaient pas comment soigner les bless?s. Ils ont appel? les Am?ricains, qui n’ont pas su ou pas voulu r?pondre. ?Les gens continuent ? avoir mal. Quinze personnes meurent encore tous les mois des suites du drame?, affirme Rashida. A ses c?t?s, l’interpr?te est effondr?e. ?Moi-m?me, je suis indienne et je ne savais pas tout cela.? Selon Rashida et Champa, les autorit?s indiennes n’ont rien fait pour les aider. ?Le 1er juin 1989, nous avons entam? une marche de 1 000 km jusqu’? New Delhi pour rencontrer le Premier ministre, Rajiv Gandhi. Nous ?tions 100 femmes et 25 enfants. Nous sommes arriv?s le 3 juillet et nous avons attendu une semaine. Il n’a pas voulu nous recevoir, on nous a dit qu’il ?tait ? Paris.?
Du balai. Depuis, l’association encha?ne les actions en justice, aid?e par Greenpeace. ?En Inde, quand on veut insulter quelqu’un, on lui montre le balai, ?a veut dire "d?gage ! ". A Bombay, on a amen? 500 balais dans les bureaux de Dow [repreneur de Union Carbide, ndlr], on a ?t? arr?t?es par la police et on a ?cop? d’une journ?e de prison et de 500 000 roupies d’amende?, raconte Champa. Les deux femmes, malgr? tout, restent confiantes. ?Avec les m?dias et l’Internet, maintenant tout se sait. Et on sent bien que Dow a peur. Si les victimes de Bhopal parviennent ? obtenir justice, les industriels seront oblig?s de faire attention partout dans le monde.?