DE NEW DELHI
Parmi les causes du conflit indo-pakistanais, l’une des plus importantes est sans doute le fait que l’Inde ait cess? d’?tre un Etat la?que - ?volution qui s’est accompagn?e d’un d?clin du Parti du Congr?s, autrefois puissant. Il y a quinze ans, le Bharatiya Janata Parti [BJP, Parti du peuple indien], actuellement au pouvoir ? New Delhi, n’?tait encore qu’une formation marginale, un peu atypique. Il avait peu d’?lecteurs et ne disposait que d’une poign?e de si?ges au Parlement. En moins d’une d?cennie, il allait cependant s’emparer du pouvoir, surfant sur une vague de renouveau hindou d?clench?e par la d?molition d’une mosqu?e du XVIe si?cle par des extr?mistes hindous dans la paisible ville d’Ayodhya, au nord du pays. En mai 1998, Atal Bihari Vajpayee, le Premier ministre, affermit son programme patriotique en effectuant cinq essais nucl?aires dans le d?sert du Rajasthan. Le Pakistan, qui avait acquis la plus grande partie de sa technologie nucl?aire aupr?s de la Chine et de la Cor?e du Nord [ainsi que de la France], ne tarda pas ? r?agir en proc?dant ? ses propres essais. La r?gion devint ainsi une v?ritable poudri?re.
Cela ?tant, le BJP a r?cemment subi une s?rie de revers ?lectoraux dans un certain nombre d’Etats importants, ce qui tendrait ? prouver que l’?lectorat indien commence ? se lasser de cette politique nationaliste agressive. Il y a aussi tout lieu de croire que la vague d’enthousiasme n?e des essais est d?sormais retomb?e. La coalition au pouvoir a de fortes chances de perdre la prochaine ?lection de 2004, m?me si certains estiment que l’unit? suscit?e par la guerre pourrait remettre le BJP en selle.
Au mois de f?vrier, le pays a par ailleurs connu de nouvelles convulsions. Des musulmans de la ville de Godhra, dans l’ouest, ont en effet mis le feu ? un train ramenant des militants hindous d’un p?lerinage ? Ayodhya. Bilan : 58 morts, dont de nombreuses femmes. Au cours des ?meutes de repr?sailles qui suivirent, des hindous du Gujarat massacr?rent et br?l?rent plus de 2 000 musulmans. Or les leaders locaux du BJP, au pouvoir dans cet Etat, ont ?t? accus?s d’avoir encourag?, voire d’avoir organis?, ces massacres. Narendra Modi, le Premier ministre de l’Etat du Gujarat, a donn? des ordres pour que la police n’intervienne pas. Comme dans la com?die hollywoodienne Des hommes d’influence , o? le pr?sident des Etats-Unis d?clare la guerre ? un pays jusqu’alors obscur pour d?tourner l’attention d’un scandale int?rieur, la menace d’une guerre avec le Pakistan a permis d’?clipser des gros titres l’affaire embarrassante du Gujarat.
La situation explosive du sous-continent fait aussi partie de l’h?ritage l?gu? par le colonialisme britannique. Si l’histoire avait suivi un cours un peu diff?rent, le Dr Karan Singh pourrait ?tre ? la t?te d’un vaste royaume. Il doit lui arriver d’y songer. Fils unique du maharadjah du Jammu-et-Cachemire, son destin semblait tout trac?. A la mort de son p?re, il aurait h?rit? d’un royaume tr?s ?tendu, artificiellement cr?? par l’ing?nieuse Grande-Bretagne victorienne. Son influence se serait fait sentir jusqu’? Gilgit, ? l’ombre de l’imposant massif du Karakorum, s’exer?ant sur la fertile vall?e du Cachemire et les hauts plateaux enneig?s du Ladakh, ainsi que sur le Jammu, la patrie de ses anc?tres hindous de la dynastie Dogra. Le diff?rend entre l’Inde et le Pakistan porte sur l’empire disparu et divis? de Singh. "Le Pakistan est all? jusqu’au bord du conflit nucl?aire. Nous allons peut-?tre tous y passer. Et tout cela ? cause de cet attrait mortel pour le Cachemire" , nous a-t-il d?clar? depuis son domicile de New Delhi. "Nous courons ? la catastrophe. Est-ce que ?a en vaut vraiment la peine ? " Singh, qui a ?t? ministre du Parti du Congr?s, aujourd’hui candidat ? la pr?sidence de l’Inde, consid?re les combattants qui traversent la fronti?re vers le Cachemire indien comme n’?tant que la manifestation la plus r?cente d’un conflit qui remonte ? la p?riode troubl?e d’avant l’ind?pendance de 1947.
Le p?re de Singh, souverain hindou d’un royaume ? majorit? musulmane, devait d?cider s’il allait s’int?grer ? l’Inde ou au Pakistan, l’un comme l’autre cr??s de fra?che date. Entour? de laquais, isol? des machinations de New Delhi, Hari Singh h?sitait. Il avait fini par se brouiller avec tout le monde - le Parti du Congr?s de Nehru, la Ligue musulmane de Muhammad Ali Jinnah [fondateur du Pakistan], les Britanniques et m?me avec le puissant leader politique du Cachemire, le cheikh Abdullah. D?j?, les guerriers tribaux du Pakistan commen?aient ? descendre sur Srinagar depuis la route de montagne. Le maharadjah organisa une f?te dans son palais d’?t?, situ? au bord de l’eau, et ordonna ? ses serviteurs d’allumer des milliers de bougies - alors qu’il avait l’ennemi ? sa porte. "Il ?tait parfaitement inconscient de l’imminence du d?sastre", nous a expliqu? Karan Singh. "Je ne crois pas que mon p?re ait bien pris la mesure des forces qui s’?taient lib?r?es avec l’ind?pendance et la partition. L’une des faiblesses du f?odalisme, c’est qu’il vous coupe des r?alit?s."
Le maharadjah, qui avait exig? l’ind?pendance du Cachemire, finit par accepter l’int?gration ? l’Inde. Aux premi?res heures du 26 octobre 1947, il devait fuir Srinagar. Ayant retrouv? son palais dans les plaines du Jammu, apr?s avoir ?chapp? aux guerriers tribaux du Pakistan, Hari Singh eut cette formule rest?e fameuse : "Nous avons perdu le Cachemire." Entre-temps, l’Inde faisait venir par pont a?rien plusieurs bataillons sur Srinagar et stoppait les envahisseurs. Il y eut un cessez-le-feu. Le Pakistan avait obtenu le contr?le du nord du Cachemire, zone lointaine et montagneuse, ainsi que d’une bande occidentale comprenant Muzaffarabad et Mirpur. Le front se stabilisa sous l’appellation officielle de Ligne de contr?le. Plus d’un demi-si?cle plus tard, les troupes indiennes et pakistanaises essaient encore de s’entre-tuer de part et d’autre de cette fronti?re.