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AFRIQUE

Les exil?s du Zimbabwe

Catherine SIMON

Tuesday 25 November 2003, by SIMON*Catherine

Article paru dans le Monde, ?dition en ligne du 25 novembre 2003.

Chass?s par le r?gime de Robert Mugabe, les fermiers blancs refont leur vie ailleurs. Les fr?res Dawson, la famille Evans et quelques autres ont choisi le Mozambique. T?moignages.

C’est ? son short qu’on reconna?t un fermier blanc. Un short en grosse toile, couleur de terre, ? la Baden-Powell. Inusable, immuable, ?ternel. C’est donc en short, et muni d’une simple valise, que Murray Dawson a quitt? son Zimbabwe natal, il y a deux ans, en compagnie d’un de ses ouvriers - un jeune Noir qui lui avait sauv? la vie in extremis lors de l’assaut de sa ferme par les milices.

Au nom de la redistribution des terres, cens?e rendre justice aux Zimbabw?ens noirs, la plupart des quelque 4 500 grandes propri?t?s agricoles, dirig?es ? 95 % par des Zimbabw?ens blancs, ont ?t? livr?es aux squatteurs, aux pilleurs et aux gros bras de la ZANU-PF (Union nationale africaine du Zimbabwe - Front patriotique), le parti du pr?sident Robert Mugabe, au pouvoir depuis l’ind?pendance de l’ancienne Rhod?sie, en 1980.

Murray et son employ?, tous deux Zimbabw?ens, tous deux victimes de l’ubuesque "r?forme agraire acc?l?r?e" d?cr?t?e en 2000 par le r?gime Mugabe, n’ont pas eu d’autre choix, pour sauver leur peau, que de filer au Mozambique voisin. Les jambes tann?es par le soleil du nouvel exil? portent de longues et profondes cicatrices. La poussi?re rouge des pistes les fait sembler plus douces. A 48 ans, Murray Dawson, comme son fr?re Rob et sa belle-s?ur Sheldene, install?s eux aussi dans la province mozambicaine de Manica, sait que la page est tourn?e. M?me si Mugabe mourait demain, il ne retournerait pas au Zimbabwe. "A mon ?ge, l?che-t-il, on ne refait pas deux fois sa vie."

Rob, 55 ans, et Sheldene, 54 ans, vivent au milieu des champs, en pleine brousse. La caravane dans laquelle ils dorment est prolong?e d’un auvent de chaume sous lequel ils ont improvis? une cuisine, un salon et une salle ? manger.

Rob est en short, bien s?r. Sheldene en robe noire, joliment moulante. Leur fiert?, c’est la retenue d’eau qu’ils ont am?nag?e : gr?ce ? elle, une partie de leurs terres (180 hectares qu’ils louent ? l’Etat) est d?sormais irrigu?e. Si les r?coltes de tabac sont bonnes, Rob et Sheldene pourront se construire une maison en dur, "d’ici trois ou quatre ans". Murray vient les voir le dimanche. Avant, au Zimbabwe, tous trois vivaient sur la m?me ferme. Aujourd’hui, en attendant de pouvoir louer un bout de terrain, Murray vit seul ? Chimoio, la principale bourgade de la province de Manica. Comme il ne parle pas portugais (langue officielle du Mozambique) et que les gens du coin ne parlent pas anglais (langue officielle du Zimbabwe) Murray se d?brouille en shona, langue de l’ethnie du m?me nom, parl?e dans les deux pays, et qu’il conna?t depuis l’enfance. En shona, on appelle l’eau-de-vie locale "nipa".

C’est l’un des premiers mots que l’on apprend en visitant la province de Manica, situ?e ? l’extr?mit? du tristement c?l?bre corridor de Beira. Ce tord-boyaux hautement alcoolis? met du baume au c?ur de tous ceux qui en ont besoin, sans souci des fronti?res ni des couleurs de peau.

De 1977 ? 1992, le corridor de Beira, reliant la c?te mozambicaine au Zimbabwe, a ?t? un lieu d’affrontements incessants entre l’arm?e r?guli?re et les rebelles de la Renamo (R?sistance nationale mozambicaine). Pendant ces quinze ann?es sanglantes, qui ont fait pr?s de 1 million de victimes (sur pr?s de 19 millions d’habitants), le Zimbabwe voisin a fait figure, non sans raison, d’oasis de paix et de prosp?rit? : c’est l? qu’il fallait fuir si l’on voulait survivre.

Aujourd’hui, le balancier s’est invers?.

Tungai Sagwate, n? au Mozambique, a grandi au Zimbabwe. Sans les tumultes actuels, il y serait encore. Bien que noir, il a d?, lui aussi, se r?soudre ? partir. "En tant qu’?trangers, on n’avait pas le choix", expliquera-t-il ? la BBC. Tungai Sagwate a donc rejoint son Mozambique natal, fuyant sa patrie d’adoption par crainte d’avoir des "ennuis".

Il a ?t? embauch? par les Evans, ? deux pas de Chimoio. La famille Evans est l’une des rares familles de Zimbabw?ens blancs de la province de Manica ? ne pas dormir dans une caravane. Est-ce parce qu’ils font partie des premiers arriv?s ? Ou parce qu’ils ont r?ussi ? mettre de c?t? suffisamment de devises ? Au lendemain des ?lections de mars 2002, "1 million, peut-?tre 2 millions" de personnes, selon les estimations de la presse britannique, ont quitt? le Zimbabwe, ? l’instar des Evans et de Tungai Sagwate.

La maison o? vivent Jany, Brendan et leurs deux enfants, une b?tisse h?rit?e de l’?poque coloniale, ne respire pas le luxe. Mobilier sommaire et sol de ciment nu. Sur le poste de t?l?vision, un chat en plastique gris et des roses plant?es dans un verre dorment c?te ? c?te.

Le patio, qui surplombe un reste de jardin ?gay? par la crini?re vermillon d’un flamboyant, est "minuscule", se moque Brendan, chope de th? ? la main : "Je ne comprends pas les Portugais. Il y a tellement d’espace... Pourquoi faut-il qu’ils vivent dans du petit ?" Il est vrai que Brendan Evans, 31 ans, ne fait pas dans la taille fillette. Ce malabar au verbe rude n’a pas trop de toute son ?nergie pour abattre la t?che qu’exige cette exploitation de 1 200 hectares.

Les Evans cultivent du paprika, du ma?s, de la semence de ma?s et de haricot, mais aussi du tabac destin? ? l’exportation. C’est gr?ce aux pr?ts de Dimon, l’une des trois compagnies priv?es de tabac qui prospectent dans la r?gion, qu’ils ont pu acheter les ?quipements et machines agricoles dont ils avaient besoin. Propri?t? de l’Etat mozambicain, la terre est lou?e 1 dollar US l’hectare par an - presque rien. La journ?e de travail d’un ouvrier agricole co?te, elle aussi, l’?quivalent de 1 dollar US, soit 30 dollars US par mois, c’est-?-dire le salaire minimum (800 000 meticals, en monnaie nationale) exig? par la loi du travail mozambicaine. En un an, 7 000 emplois ont ?t? cr??s dans la province de Manica, "dont environ 5 000 dans le secteur agricole", pr?cise l’un des responsables de la direction provinciale de l’agriculture et du d?veloppement rural, Cremildo Manuel Rungo. Le malheur des uns...

Nettement moins nombreux au Mozambique qu’en Zambie (o? plus de 200 d’entre eux auraient achet? des terres), les fermiers blancs zimbabw?ens de la province de Manica ont, par leur dynamisme, donn? un coup de fouet ? l’?conomie locale. A ce jour, ils ne sont pourtant que 70. Mais ce sont de gros demandeurs de main-d’?uvre. A eux seuls, les Evans font travailler quelque 150 personnes sur leur ferme. Au Zimbabwe, ils en faisaient travailler le double.

"10 % ? 15 % du lait frais consomm? au Zimbabwe provient de notre ferme", r?sume fi?rement Jany Evans, 29 ans - m?langeant pr?sent et imparfait, le "nous" d’hier et ce qu’il en reste aujourd’hui. Ses parents et son fr?re sont encore l?-bas, sur l’immense exploitation familiale situ?e pr?s de Harare : ? la demande des autorit?s, ils ont finalement accept? de reprendre le travail de la ferme, d?vast?e par les hordes de miliciens.

Quand elle parle de ce matin d’octobre 2000 et de son retour - pour quelques heures - sur les lieux du pillage, le visage de Jany Evans se durcit. "Tout avait ?t? d?truit ou vol?. Une partie du b?tail avait ?t? abattue et mang?e sur place...", souffle-t-elle. La premi?re fois que les "assaillants" ont fait mine d’envahir la ferme, raconte Jany, "ce sont les ouvriers agricoles qui les ont repouss?s. Normal : ils travaillent l? depuis vingt ans - comme mes parents. La ferme, c’est leur gagne-pain. C’est toute leur vie, ? eux aussi...". La deuxi?me fois, les "assaillants" sont arriv?s arm?s. "Les enfants n’?taient pas ? la ferme, heureusement." Le reste de la tribu Evans a quitt? la ferme quelques jours plus tard, "sans attendre qu’il y ait une troisi?me fois".

Rob, Sheldene et Murray Dawson ont v?cu un drame similaire. "M?me le syst?me d’irrigation a ?t? d?truit ! Les pi?ces ont ?t? vol?es et revendues ? droite, ? gauche. Aujourd’hui, c’est un officier de police qui vit dans les ruines de ma ferme ! ", s’exclame Rob, avec un rire ?norme, comme un tonnerre bris?. Quand on demande ? Ox Hacking, un g?ant aux yeux doux, de raconter ce qui lui est arriv?, il r?pond en passant une cassette vid?o sur laquelle d?filent, les uns ? la suite des autres, des reportages de t?l?visions britanniques ou sud-africaines tourn?s au Zimbabwe il y a un an ou deux - avant que les journalistes ?trangers ne soient expuls?s et que la presse nationale ne soit totalement censur?e. On y voit des visages en sang et des fermes br?l?es, la messe de fun?railles d’un des premiers Blancs assassin?s, - plusieurs dizaines d’ouvriers agricoles noirs l’ont ?t? aussi -, en avril 2000, et des manifestants noirs, battant tambour, pioches ? la main, sur un chemin de terre inond? de soleil...

"La famille de mon p?re est install?e dans ce pays depuis 1893 ! Affirmer que nous ne sommes pas Zimbabw?ens, c’est ridicule...", grommelle Ox Hacking, en servant du jus de fruit industriel ? sa tabl?e de visiteurs. Sa maison, un grand chalet en pr?fabriqu?, n’abrite, pour l’instant, que lui-m?me et ses chiens. Sa famille est dispers?e aux quatre vents. "Remarquez, on a l’habitude. La famille de ma femme, qui est n?e au Kenya, avait d? partir dans les ann?es 1960, ? l’?poque des Mau-Mau", le mouvement arm? de la lutte pour l’ind?pendance. Ox Hacking, dont la m?re a ?t? tu?e lors de la guerre d’ind?pendance du futur Zimbabwe, esp?re bien que l’une de ses filles, la plus jeune, "celle qui est le plus attach?e ? l’Afrique", le rejoindra au Mozambique. "Ici, les gens sont vraiment gentils, accueillants", insiste-t-il. Pas comme au Zimbabwe ? Le g?ant a un sourire pensif. Comme tous les gens de sa g?n?ration, il est n? et il a grandi dans le syst?me s?gr?gationniste de l’ancienne Rhod?sie. Un syst?me raciste, tr?s proche du r?gime d’apartheid de l’Afrique du Sud de l’avant-Mandela. Beaucoup de Zimbabw?ens blancs que l’on croise ? Chimoio, ? la terrasse du London Pub, expriment cet ind?crottable m?pris pour les Noirs qui est souvent la marque des vieux "Rhodies". Ox Hacking est-il une exception ? "Chaque pays a son histoire. Ici, au Mozambique, les populations se sont plus m?lang?es. Les relations sont diff?rentes. Quand on va boire un verre, quand on rentre dans un magasin, Blanc ou Noir, ?a n’a pas d’importance", souligne-t-il, comme si lui-m?me n’en revenait pas. "Je trouve ?a tr?s bien ! ", ajoute-t-il aussit?t. Puis, apr?s un instant d’h?sitation : "Il y a peut-?tre des le?ons ? tirer de tout ?a..."

Ag?e de onze ans, Chelsea, la fille de Brendan et Jany Evans, continue d’aller ? l’?cole au Zimbabwe. Elle passe ses week-ends au Mozambique, dans la ferme de ses parents : de Chimoio ? Mutare, il n’y a que deux heures de route... "A Mutare, on fait du sport. Et puis j’?tudie le shona - c’est ma deuxi?me langue apr?s l’anglais. Le portugais ne me dit rien", explique la gamine. A l’?cole, ses amis sont "en majorit? des Blancs, mais aussi des Noirs". Chelsea est fi?re de ses parents - qui, en plus du tabac, ont cr?? la premi?re laiterie de la r?gion. Le lait frais en sachet et les fromages Evretz, fabriqu?s ? la ferme, sont les seuls produits alimentaires locaux vendus au supermarch? de Chimoio. Le reste provient, majoritairement, d’Afrique du Sud. Chelsea porte rarement un short. Le week-end, quand la famille va chez Selva, un restaurant de campagne, elle met une jolie robe et un soup?on de rose sur ses joues. Chelsea n’a aucune envie de devenir fermi?re. "C’est trop de travail !", soupire-t-elle.

L’autre jour, chez Selva justement, Brendan Evans a crois? un Zimbabw?en noir du MDC (Mouvement pour le changement d?mocratique), le mouvement d’opposition au r?gime Mugabe. Ils ont bu une bi?re et pest? ensemble contre l’aide alimentaire occidentale d?livr?e "aux b?tards de la ZANU-PF, pas aux Zimbabw?ens". Sur la route, une femme avan?ait lentement, un jerrican sur la t?te. Derri?re elle, les champs de tabac alignaient leurs sillons ocre, h?riss?s de pousses d’un vert tendre.

D’apr?s les estimations de Brendan Evans, qui a cr?? l’Aciaim, une association "des investisseurs de Manica", la r?colte de tabac Virginia, de 182 tonnes durant la saison 2001-2002, devrait atteindre 1 294 tonnes fin juin 2004 ; celle de tabac Burley, d?marr?e ? 288 tonnes devrait s’envoler ? 2 576 tonnes... "A l’?poque du dogme socialiste, nous autres, Mozambicains, nous ?tions tous ?gaux et tous pauvres", s’amuse Joao Luis Ferrao, un Noir de quarante ans, ancien ?tudiant aux Etats-Unis et aujourd’hui consultant pour l’agriculture et le d?veloppement. "Avec l’?conomie de march?, on apprend la lutte des classes. L’arriv?e d’investisseurs est un facteur tr?s positif. Mais, ajoute-t-il, nous restons attentifs pour ?viter les conflits fonciers entre les populations locales et les nouveaux arrivants." Vigilants, les Evans le sont aussi : une haie de fil de fer couronn?e de barbel?s entoure leur maison. Comme un reste de crainte. Ou un trait de lucidit? ?

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