Le visage ?tait h?ve. La maladie le rongeait depuis douze ans : leuc?mie lympho?de chronique. Mais les yeux disaient encore tout. Vifs ou caressants, observateurs ou lointains. L’homme pouvait ?tre d’une infinie douceur et infiniment cassant. Curieux et attentif, blessant l’instant suivant. La sensibilit? ? fleur de peau et le port aristocratique. Un homme double, triple, parfois jusqu’au paradoxal.
Cette "polyphonie" constitutive de son identit? intime, il la revendiquait. "J’ai l’impression, parfois, d’?tre un flot de courants multiples. Je pr?f?re cela ? l’id?e d’un moi solide, identit? ? laquelle tant d’entre nous accordent tant d’importance", ?crivait-il dans son dernier ouvrage : A contre-voie (Le Serpent ? plumes, 2002).
Multiple, Edward Said, mort ? New York, mercredi 24 septembre ? l’?ge de 67 ans, l’?tait parce qu’il ?tait palestinien mais aussi un parfait "cosmopolite", et encore tr?s am?ricain, profond?ment marqu? par la libert? que lui avait offerte l’universit? aux Etats-Unis. Multiple parce que professeur mondialement reconnu de litt?rature compar?e et aussi musicologue distingu? (pianiste de talent, il ne manquait jamais d’envoyer sa critique musicale hebdomadaire ? la revue de gauche new-yorkaise The Nation). Multiple parce que pourfendeur inlassable du sionisme et de la politique isra?lienne, mais presque seul ? appeler ses compatriotes ? prendre en compte la dimension de la Shoah et ? trouver les chemins pour att?nuer les peurs des Isra?liens. Multiple parce que gloire vivante de l’intelligentsia palestinienne au sein de l’universit? la plus juive des Etats-Unis, Columbia ? New York, o? il connaissait certes des ennemis - il ne comptait plus les menaces re?ues -, mais aussi bien des amis, juifs pour beaucoup. Multiple encore parce que pol?miste engag?, d?nonciateur des r?gimes arabes corrompus et dictatoriaux, mais tout autant de la vision "orientaliste" pr?dominante en Occident, qu’il assimilait ? un succ?dan? sophistiqu? de l’ancienne vision coloniale du monde arabo-musulman.
Edward Said ?tait de gauche mais ne fut jamais marxiste, les pens?es closes et irr?ductibles lui ?tant profond?ment ?trang?res, qu’elles soient communistes ou "ethniques", mais aussi assez proche d’un Noam Chomsky. Ses conf?rences faisaient salle comble et ses ouvrages les gros titres des gazettes litt?raires, mais lui s’est toujours senti "ailleurs", "nulle part ? sa place", ?crit-il encore dans son autobiographie. Chr?tien de naissance impr?gn? de culture arabo-musulmane, il ?tait ? la fois profond?ment vuln?rable et "diva".
Multiple d’abord parce qu’il ?tait le prototype de l’intellectuel t?moin libre, inclassable et instinctivement m?fiant de tous les pouvoirs. Cela lui valut quelques d?testations tenaces, y compris parmi ses compatriotes palestiniens, o? sa posture de Cassandre, sempiternel "donneur de le?on" du haut de sa stature acad?mique internationale, ne fut pas toujours appr?ci?e.
N? ? J?rusalem, en Palestine, sous mandat britannique, le 1er novembre 1935, dans une famille ais?e aux ramifications nombreuses en Palestine et jusqu’au Liban, Edward Said suit ses parents qui s’installent d?finitivement au Caire en 1947. Tous leurs biens rest?s en Palestine, appartements et commerces, comme ceux des autres membres de leur famille ?largie, seront perdus ? l’issue de la guerre de 1948 et de la cr?ation d’Isra?l. Sa m?re, jusqu’? sa mort, n’acceptera jamais de prendre une autre nationalit? que celle de "r?fugi?e palestinienne". Si, comme il l’expliqua, lui ne se sentit jamais "r?fugi?", il porta en lui, jusqu’? son dernier souffle, la marque de la perte et de l’exil.
Peu comme lui ont su d?crire ce Caire aujourd’hui disparu de la fin de la monarchie coloniale, sous Farouk, ville bigarr?e, cosmopolite et culturelle, o?, ? l’?cole hupp?e o? il est inscrit, Edward entend autant le fran?ais et l’italien que l’anglais. D’arabe, point, ou si peu. Il a 17 ans quand sa famille l’envoie ?tudier aux Etats-Unis. Princeton, puis Harvard, o? il obtient un doctorat de litt?rature compar?e. En 1963, il int?gre Columbia.
C’est donc comme professeur de litt?rature compar?e qu’il se fera conna?tre - avec, d’abord, un ouvrage consacr? ? Joseph Conrad. D?s l’abord, le jeune universitaire s’int?resse de pr?s ? la "litt?rature coloniale".
"Avec cette premi?re ?uvre, dit Michael Wood, ami proche et lui aussi professeur de litt?rature compar?e, ? Princeton, Said modifie compl?tement l’approche de la litt?rature. Non seulement il renouvelle la lecture d’Au c?ur des t?n?bres, mais il revisite le rapport de l’?crivain ? l’?crit et ? lui-m?me. Le jeune Said impose l’id?e qu’?tre ?crivain est un projet, qu’? travers un livre l’?crivain cherche aussi ? b?tir l’image de lui-m?me qu’il veut laisser, qu’on n’est pas ?crivain en soi, on ne l’est que par rapport aux autres et au monde."
Ce sillon-l?, cette id?e que rien "n’existe en soi", ni l’?crivain, ni la litt?rature, ni les peuples, ni l’islam, ni l’Occident, que "rien n’est", ni n’a de sens ni n’est compr?hensible, hors du monde et de la relation ? "l’autre", Said va l’approfondir sans cesse, ?largissant progressivement ses domaines d’int?r?t avec une passion de la connaissance jamais d?mentie.
Dans son domaine acad?mique, ajoute Michael Woods, il va bient?t faire plus : avec son second ouvrage, Beginnings (1970), consacr? ? la modernit?, ? travers une lecture de Darwin, Freud et Marx en particulier, c’est lui "qui introduit aux Etats-Unis Derrida, Foucault, Lacan, alors tr?s peu connus ici". Mais c’est ?videmment son Orientalism qui va, en 1978, le consacrer. ?uvre foisonnante, d’abord essai de litt?rature critique o? l’auteur jongle entre ses multiples lectures, des ?uvres "coloniales" - Kipling s’est ajout? ? Conrad comme l’un de ses auteurs de pr?dilection - jusqu’? Nerval ou Flaubert.
Texte majeur, qui, comme l’induit le sous-titre de sa traduction fran?aise ("L’Orient cr?? par l’Occident"), ? travers l’?tude des ?uvres litt?raires et de celles des "sp?cialistes" am?ricains, se veut une critique et une r?futation radicale du discours occidental, qui "fabrique" un monde et un espace arabo-musulman pseudo immuable, selon Said imaginaire mais r?pondant ? ses int?r?ts : la perp?tuation de sa domination sur lui.
De tous les orientalistes, c’est Bernard Lewis, le plus c?l?bre, qui fera l’objet de ses plus virulentes attaques. En caricaturant : Lewis, en historien, explique que l’islam, apr?s un mill?naire de puissance, est entr? dans une phase de d?clin inexorable par fermeture sur lui-m?me et par incapacit? ? prendre le train de la modernit? politique et technologique occidentale. Il porte seul la responsabilit? de ce d?clin et personne d’autre que lui-m?me ne l’en sortira, conclut le ma?tre de Princeton. Faux ! r?torque Said en "analyste du discours". D’abord parce que l’islam comme cat?gorie sui generis n’existe pas - d’ailleurs, "Orient et Occident ne correspondent ? aucune r?alit? stable en tant que faits naturels" -, ensuite parce que le pseudo-"monde arabo-musulman" est aussi celui que les Occidentaux, en particulier par le colonialisme, en ont fait. La vision biais?e des "orientalistes", conclut-il, ne sert que les int?r?ts n?o-imp?rialistes des puissances occidentales, Etats-Unis en t?te.
La pol?mique a dur? vingt ans, acerbe et violente, prenant souvent un ton tr?s personnel, durant lesquels Said a ajout? mille articles et deux grands textes : Culture et imp?rialisme (1993), puis un ajout ? son Orientalism (1995). La pol?mique a ?videmment empir? avec l’Intifada et la guerre en Irak. "De fait, dit Abdallah Hammoudi, directeur du Centre d’?tudes interr?gionales du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et de l’Asie centrale contemporains ? Princeton, Said a pronostiqu? la fin de l’orientalisme, parce qu’il annon?ait son triomphe dominateur. Le d?bat a ?t? clos : Lewis est devenu le sp?cialiste du monde arabe le plus ?cout? des n?oconservateurs. L’orientalisme d?nonc? par Edward Said comme vecteur intellectuel d’une domination politique est aujourd’hui la science officielle de l’empire dans cette r?gion du monde". Interrog? par Le Monde, Bernard Lewis n’a pas souhait? s’exprimer ? l’occasion de la mort de son adversaire. "De mortuis nihil nisi bonum", a-t-il tranch? : des morts, on ne peut rien dire d’autre que du bien.
A la parution de Orientalism, nombre d’intellectuels arabes et musulmans jubil?rent. Enfin l’un d’entre nous capable de clore le bec aux imp?rialistes ! Ils devaient vite d?chanter. Personne plus que Said n’a d?nonc? la faillite des nationalismes arabes postcoloniaux, abandonnant leurs peuples ? la mis?re, sombrant dans le n?potisme et la corruption.
Aucun n’a vilipend? avec autant de virulence la "trahison des clercs" des pays arabes. A commencer par les "siens". L’Autorit? palestinienne, lasse de ses incessantes critiques de sa "trahison" ? Oslo (l’accord de reconnaissance mutuelle sign? avec Isra?l en ao?t 1993), de la corruption qui r?gne en son sein et du portrait sans am?nit? qu’il faisait de Yasser Arafat - "un personnage tragique. (...) Malheureusement il n’est pas Mandela. Il n’est pas la Palestine. Il n’est qu’un homme qui n’a jamais su ?tre un d?mocrate ni consulter son peuple", d?clarait-il au Mondeen octobre 1999 - cette Autorit?, donc, devait, en 1996, interdire un temps ? la vente les ouvrages du plus c?l?bre intellectuel palestinien ! Said avait l’habitude : Isra?l avait fait de m?me dans les territoires occup?s depuis 1967.
PLUS que le professeur, depuis dix ans, le grand public connaissait mieux l’infatigable pol?miste sur la question isra?lo-palestinienne. Son attitude envers la solution du conflit a vari?. On l’a r?cemment beaucoup pr?sent? comme l’ap?tre d’un Etat "binational" - donc du refus de l’Etat juif. On oublie qu’il fut parmi les tout premiers Palestiniens ? pr?ner publiquement, au contraire, la reconnaissance d’Isra?l. En 1979, apr?s avoir rejoint le Conseil national palestinien, le "parlement" de l’OLP ? l’?poque, Said publiait The Question of Palestine, appelant ses compatriotes ? admettre la r?alit? de l’existence d’Isra?l. Alors pourquoi, quinze ans plus tard, cette hostilit? vindicative, radicale, ? l’accord d’Oslo ? Il s’en est souvent expliqu?.
Sa conviction, d?s 1993, ?tait que cet accord ne pouvait aboutir qu’? la transformation d’Arafat en courroie de transmission des int?r?ts isra?liens ou, s’il n’y donnait pas prise, ? une nouvelle catastrophe pour son peuple. Quant ? l’"Etat binational" r?unissant Juifs et Arabes dans le respect mutuel de l’identit? nationale de l’autre, il en avait effectivement soutenu l’id?e. "Que faire des Palestiniens d’Isra?l ? Et des juifs qui vivent dans les colonies ? On ne va pas d?placer tous ces gens. Alors je me dis : nous sommes d?j? m?lang?s ; pourquoi ne pas en profiter pour fonder le premier Etat la?que du Proche-Orient ? ", expliquait-il en 1999. Trois ans plus tard, il nous disait cependant que, si l’Etat la?que multiethnique restait "la meilleure solution, (...) sans doute faudra-t-il une ?tape transitoire, avec deux Etats c?te ? c?te".
En attendant, avec le chef d’orchestre isra?lien Daniel Barenbo?m, avec qui il entretenait une complicit? intellectuelle et artistique continue et intense, il s’?tait attel? ? l’un de ses ultimes projets : r?unir dans un m?me ensemble, le West Eastern Divan, des musiciens des pays arabes, des Palestiniens et des Isra?liens. A Ramallah, Mustafa Barghouti, qui avait fond? avec Edward Said l’Initiative nationale palestinienne, un "mouvement luttant pour la d?mocratie en Palestine", a regrett? la disparition d’un "porte-parole de la cause palestinienne articul?, inspir? et admir? comme aucun autre". Professeur d’?tudes proche-orientales ? Chicago et Columbia, Palestinien lui aussi, Rashid Khalidi, extr?mement ?mu, a salu? un homme qui "n’avait jamais ?t? d’aucune paroisse, n’?tait pas un politicien. Un honn?te homme dont l’engagement pour la Palestine ?tait dict? par le besoin de voir la justice se faire". "En douze ans, depuis le diagnostic de sa leuc?mie, il a fait plus qu’aucun de nous ne pourrait aspirer ? faire en une ou deux vies." D’Edward Said, Salman Rushdie avait dit qu’"il lisait le monde d’aussi pr?s qu’il lisait les livres".