Christophe Jaffrelot, 40 ans, dirige le Centre d’?tudes et de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po depuis 2000. Il est sp?cialiste de l’Asie du Sud, en particulier de l’Inde. Auteur de nombreux ouvrages, il publie cette ann?e Inde, la d?mocratie par la caste (Fayard) et analyse ici les raisons de son spectaculaire d?veloppement ?conomique.
L’Inde a ?t? l’une des victimes du tsunami. Comment a-t-elle r?agi ?
Le plus significatif, ? c?t? de l’ampleur de la catastrophe, c’est que l’Inde a refus? l’aide internationale. Cela prouve bien qu’elle ne se voit plus comme un pays en voie de d?veloppement, un pays du tiers-monde, mais comme un pays ?mergent. Il y a eu tout ? la fois une r?action d’orgueil - ? Nous ne voulons pas nous humilier ? solliciter une aide ?trang?re ? - et l’affirmation que l’Inde est devenue une puissance ?conomique de plein droit. Elle s’est m?me fait un devoir d’aider ses voisins - ? commencer par le Sri Lanka -, et s’est jointe aux Etats-Unis, au Japon et ? l’Australie au sein de la coalition humanitaire lanc?e par George Bush, avant que l’ONU ne reprenne la direction des op?rations.
Le d?collage de l’Inde est donc aussi significatif que celui de la Chine ?
Depuis les ann?es 1995-1996, l’Inde a un taux de croissance sup?rieur ? 5 % par an ; il a atteint 8 % l’an dernier. D’o? la formation d’une upper middle class de quelque 35 millions de personnes - ceux qui gagnent plus de 1 000 dollars par mois. Et ce groupe augmente de 10 % par an. C’est moins qu’en Chine, mais cela repr?sente un march? significatif, m?me s’il reste encore 420 millions de personnes qui gagnent moins de 1 dollar par jour.
Quelles sont les clefs du d?collage indien ?
La lib?ralisation de l’?conomie, amorc?e en 1991, a donn? un ind?niable coup de fouet ? la croissance. La mesure qui aura sans doute eu le plus d’impact ? cet ?gard a ?t? le d?mant?lement du ? syst?me des permis ? - le Licence Raj -, qui contraignait toute entreprise priv?e ? demander une autorisation administrative pour diversifier ou m?me augmenter sa production. C’?tait le pilier du syst?me socialiste install? par Nehru. Un vrai carcan qui faisait de la commission du Plan l’arbitre de la strat?gie des entreprises. Le gouvernement a aussi mis fin au protectionnisme ? l’abri duquel l’?conomie vivait depuis l’ind?pendance. Les droits de douane pouvaient atteindre 400 %, et leur moyenne avoisinait les 80 %. Il a aussi aboli les quotas d’importations : auparavant, d?s qu’une entreprise avait atteint son quota, c’?tait termin? pour l’ann?e. Enfin, l’Etat a autoris? les participations ?trang?res au-del? de 49 % dans les entreprises, modernis? la Bourse de Bombay et avanc? vers la convertibilit? de la roupie. Tout cela a d’abord ?t? l’oeuvre de Manmohan Singh, le ministre des Finances de l’?poque, aujourd’hui Premier ministre depuis le retour au pouvoir du parti du Congr?s, au printemps 2004.
Qu’est-ce qui a provoqu? cette transformation ?
Le syst?me ?tait ? bout de souffle : en juin 1991, les r?serves de devises garantissaient ? peine quinze jours d’importations. Le FMI a donc exig? un programme d’ajustement structurel qui a ?t? bien accept?, car, au m?me moment, les ?lites indiennes prenaient conscience de l’?puisement du ? syst?me nehruiste ?. C’est l’?poque o? Manmohan Singh disait ? ses compatriotes qu’en 1947 la Cor?e du Sud ?tait au m?me niveau que l’Inde en termes de revenu par t?te, alors qu’en 1990 elle l’avait compl?tement distanc?e.
Avant le ? tournant ? de 1991, l’Inde avait d?j? engag? des r?formes. Ont-elles ?chou? ?
Il ne faut pas c?der ? la mode actuelle qui consiste ? jeter l’opprobre sur le ? syst?me Nehru ? dans son entier. Pendant cette p?riode, l’Etat a ?t? un acteur majeur du d?veloppement. La ? r?volution verte ? des ann?es 60 a permis l’autosuffisance alimentaire. C’est aussi l’?poque o? le pays s’est dot? de cet appareil scientifique - instituts de technologie et de management - que nous admirons aujourd’hui. L’Inde de Nehru a r?ussi ? contenir les ?carts sociaux, ce qui a permis l’enracinement de la d?mocratie et la cr?ation d’une classe moyenne. Enfin, le syst?me f?d?ral a autoris? beaucoup d’initiatives r?gionales et locales.
Face ? la Chine, l’Inde pr?sente l’avantage d’?tre d?mocratique, peut-?tre plus proche de nous culturellement...
Au plan culturel, il est sorti de l’exp?rience coloniale une sorte de synth?se anglo-indienne qui offre bien des passerelles entre l’Inde et l’Occident. Pensez aux grands succ?s de la litt?rature anglo-indienne, de Salman Rushdie ? Arundhati Roy. Surtout, la p?riode britannique a permis l’apprentissage progressif d’une forme de d?mocratie parlementaire que l’Inde a su faire prosp?rer. Enfin, il faut souligner le r?le des ?lites, de plus en plus cosmopolites, en particulier parmi les scientifiques. Dans vingt ans, l’Inde pourrait compter plus de chercheurs que tous les pays du G8 r?unis ! Ce potentiel explique les succ?s de la diaspora indienne aux Etats-Unis : 2 millions de personnes ont trouv? ? s’y employer, souvent dans les technologies de pointe. Dans les ann?es 90, on a compt? jusqu’? 25 % d’Indiens dans la Silicon Valley. Les Indiens forment la communaut? d’origine asiatique la plus riche des Etats-Unis en termes de revenu par t?te. Certains d’entre eux sont devenus les dirigeants de grandes entreprises, par exemple Procter et Gamble. Et beaucoup de ces Indiens reviennent au pays apr?s une premi?re carri?re am?ricaine, contribuant ainsi ? sa modernisation.
Quelles sont les explications culturelles, sociales ou religieuses de la r?ussite de l’Inde ?
Il faut se garder ici de tout culturalisme, mais on peut appliquer la th?se w?b?rienne des affinit?s ?lectives entre syst?me de valeurs et r?ussite dans le monde, tout en lui donnant une ?paisseur historique. D’un c?t?, les brahmanes, la caste des lettr?s, ont une tradition d’?tudes qui a contribu? ? cr?er un milieu d’excellence tr?s pr?coce. Dans l’entre-deux-guerres, alors qu’elle ?tait encore une colonie britannique, l’Inde a eu un prix Nobel de physique qui faisait suite ? celui de Tagore en litt?rature. Depuis, trois autres scientifiques n?s en Inde ont obtenu les Nobel de physique, d’?conomie et de m?decine. D’un autre c?t?, les vaishya (la caste des marchands) ont donn? naissance ? un v?ritable milieu capitaliste. Pour eux, r?ussir est l?gitime : ils ont vocation ? faire des profits aussit?t r?investis. Le capitalisme a des affinit?s avec au moins une caste en Inde, ce qui n’est pas si mal.
Quelles sont les entraves les plus fortes au d?veloppement indien ?
Les politiques publiques ont ?chou? en mati?re d’infrastructures. Le pays manque des routes, des chemins de fer, des ports et des a?roports dont a besoin une ?conomie moderne qui exporte. L’Inde commence ? accorder la priorit? ? cet enjeu, comme en t?moigne le projet de raccordement de Delhi, Bombay, Madras et Calcutta (le Golden Quadrilater) par une route nouvelle, mais c’est fort tard, et le d?ficit budg?taire (10 % du PNB) compromet cet effort. Le pays souffre aussi d’un lourd d?ficit ?nerg?tique, un peu comme la Chine.
Et la pauvret? ?
Elle est omnipr?sente et l? il faut corriger l’image que l’Inde cherche ? donner d’elle-m?me. Le parti du Peuple indien (BJP), la droite nationaliste hindoue, a perdu les ?lections au printemps notamment parce qu’il a voulu faire comme si la nouvelle ?lite qui est en train de s’enrichir repr?sentait toute l’Inde. Or, ? partir des ann?es 90, on a assist? ? un fort creusement des in?galit?s ? la faveur de la lib?ralisation. Tout le monde a profit? de la croissance, mais une minorit? s’est enrichie plus vite que le reste de la population, et cela a suscit? un tr?s fort ressentiment. Il y a maintenant, au minimum, deux Inde, au plan social aussi bien que g?ographique, car la moiti? sud-ouest cro?t beaucoup plus vite que la moiti? nord-est.
C’est aussi une soci?t? o? musulmans et hindous s’affrontent parfois violemment...
On a peut-?tre pass?, sur ce point, le cap le plus difficile. On a enregistr? une mont?e de la violence entre musulmans et hindous dans la premi?re moiti? des ann?es 90, essentiellement instrumentalis?e par les nationalistes hindous. Ce ph?nom?ne a perdu de son acuit? depuis dix ans, en partie parce que ces d?sordres ont fini par indisposer cette classe moyenne qui ? cassait du musulman ? mais qui, d?sormais, veut s’enrichir, voire s’embourgeoiser. De plus, le gouvernement de Manmohan Singh para?t d?cid? ? faire respecter la la?cit?. C’est que l’Inde est revenue au multiculturalisme des ann?es Nehru, symbolis? par le retour des minorit?s au sommet de l’Etat, avec un Premier ministre sikh, un pr?sident de la R?publique musulman, une pr?sidente du premier parti au Parlement chr?tienne (Sonia Gandhi) et un pr?sident de la Chambre basse communiste.
Et les affrontements intercastes ?
Les conflits entre hautes et basses castes continuent de tendre les rapports sociaux. Qu’une procession de mariage de basses castes traverse, dans un village, un quartier de hautes castes, celles-ci y voient une provocation, et r?pliquent par la mani?re forte. Mais, dans l’ensemble, les basses castes ont pris un poids politique et ?conomique tel que les hautes commencent ? s’y r?signer. La mont?e des basses castes au sein du personnel politique en t?moigne. C’est un des effets des quotas mis en oeuvre depuis 1990. Les basses castes se sont mobilis?es pour d?fendre leur quota. D’o? leurs succ?s ?lectoraux. Aujourd’hui, tous les grands Etats de l’Inde du Nord sont dirig?s par des personnalit?s issues de leurs rangs, ou de castes interm?diaires. Les hautes castes s’y r?signent d’autant plus facilement qu’elles ont trouv? mieux ? faire qu’investir l’Etat et le secteur public : les fils de hauts fonctionnaires font des MBA et entreprennent des carri?res dans le priv?.
Qu’est-ce qui justifie la timidit? des investisseurs ?trangers ?
D’abord, le d?ficit des infrastructures, on l’a vu. Il y a ?galement la bureaucratie et beaucoup de lourdeurs administratives. Le syst?me f?d?ral a du bon, mais souvent il complique les choses. Il y a encore des risques importants en mati?re de protection de la propri?t? intellectuelle, et le poids de la corruption. Celui des syndicats alimente ?galement les r?ticences.
Que diriez-vous donc pour encourager les entreprises fran?aises ? investir dans ce pays ?
Cela d?pend des secteurs. Pour les biens de consommation, il est clair que la classe moyenne devient un march? significatif. Il y a aussi dans les services cette main-d’oeuvre tr?s qualifi?e, anglophone et bon march?, des centres d’appels ? l’informatique en passant par les biotechnologies et la pharmacie (les Indiens sont les champions des m?dicaments g?n?riques). L’Inde esquisse d’ailleurs un mod?le de croissance original tir? par les services : ceux-ci constituent plus de 50 % du PIB, et leur part dans les exportations est plus importante qu’en Chine. L’Inde se veut le laboratoire du monde, tandis que la Chine n’en serait que l’atelier. Les milieux d’affaires indiens n’ont rien ? envier ? leurs homologues europ?ens ou am?ricains. Ils ont d’ailleurs ?t? form?s dans les m?mes ?coles. Enfin, le risque politique est faible, car les conflits les plus saillants sont apais?s et le risque d’un coup d’Etat est tr?s faible. Les Etats-Unis ne s’y sont pas tromp?s, eux qui voient dans l’Inde le p?le de stabilit? dans la r?gion, voire un contrepoids ? la Chine.