Bagdad de notre envoy? sp?cial
Il y a au moins des gens pour qui l’Irak est un eldorado. Une Terre promise. Pendant qu’Irakiens et Am?ricains se sont pris au pi?ge des violences, des erreurs politiques et des impasses, une arm?e qui n’en a pas le nom tisse sa toile. Les compagnies de s?curit? priv?e auraient environ 20 000 "soldats" en Irak, pay?s de cinq ? vingt fois plus que les militaires des arm?es nationales.
Une affaire secoue, ces jours-ci, le milieu de la s?curit? priv?e ? Bagdad. La soci?t? britannique Aegis Defence Services vient de signer un contrat de 293 millions de dollars pour prendre le relais du Program Management Office (PMO) de l’Autorit? provisoire de la coalition (CPA), dissoute lundi 28 juin apr?s le transfert de souverainet? au gouvernement irakien.
Le job d’Aegis sera, selon le consultant d’une soci?t? am?ricaine, de "coordonner les op?rations des contractants de s?curit?, de superviser les ?changes de renseignements militaires et civils entre les arm?es am?ricaine et britannique et les soci?t?s priv?es et, sans doute, de mettre sur pied une force de r?action rapide pour assister les compagnies priv?es". Renseignement militaire, capacit? d’action militaire : Aegis risque fort de devenir, gr?ce ? ce contrat sign? avec le Pentagone et avec la b?n?diction du gouvernement irakien, au grand dam des grandes soci?t?s am?ricaines, la plus puissante compagnie militaire priv?e dans le monde.
Aegis vient de loin. Ce qui ?nerve tout particuli?rement ses concurrents est que la soci?t? n’a encore jamais travaill? en Irak. Son chef, Tim Spicer, est un personnage haut en couleur et tr?s controvers? ? Londres, bien que b?n?ficiant de la confiance du gouvernement et des services secrets britanniques.
L’?LITE DE L’ARM?E
Tim Spicer est un ex-soldat des Scots Guards, une unit? d’?lite de l’arm?e britannique, v?t?ran des guerres d’Irlande du Nord et des Malouines, qui a aussi servi en Bosnie-Herz?govine, o? il adorait, pendant la guerre, avec l’ex-chef des SAS Michael Rose et quelques hommes de bonne compagnie, se faufiler au sommet du mont Igman surplombant Sarajevo et ouvrir une bonne bouteille de chablis. Lieutenant-colonel ? son d?part de l’arm?e, il est l’un des premiers en Europe ? avoir compris que le mercenariat classique de la guerre froide ?tait vou? ? l’?chec. Il cr?e alors la soci?t? Sandline International qui, confie- t-il ? l’?poque, "ne travaille que pour des gouvernements l?gitimes, ne fait jamais rien d’ill?gal, ne s’oppose jamais aux politiques ?trang?res des puissances occidentales, s’applique ? elle-m?me les plus hauts standards militaires, et respecte les lois de la guerre et du droit humanitaire".
Mais Sandline essuie des ?checs successifs. Sur le plan militaire d’abord, en Papouasie-Nouvelle-Guin?e, Spicer se retrouve emprisonn? pour une tentative rat?e de coup d’Etat - il sera sorti de l?, apr?s un proc?s ridicule, gr?ce au soutien de Londres. Puis c’est l’?chec politique en Sierra Leone, lorsque, apr?s avoir livr? des armes et des hommes au pr?sident d?mocratiquement ?lu, et d?pos? par un coup militaire, Ahmed Tejan Kabbah ("j’?tais du c?t? des bons, pas des m?chants", se d?fend-il alors), un vaste scandale ?clabousse le gouvernement britannique. La presse d?couvre que le contrat violait une r?solution de l’ONU sur l’embargo militaire.
Tim Spicer dissout alors Sandline et dispara?t quelque temps de la sc?ne militaro-politique, cr?ant d’autres soci?t?s, Strategic Consulting International, Trident Maritime, qui rapporte des fortunes pour de l’analyse de risques. Ses clients, transporteurs maritimes et compagnies d’assurances, dont la c?l?bre Lloyds, sont fort respectables.
La cr?ation d’Aegis en 2002 signe le retour de Tim Spicer dans des activit?s plus secr?tes, ou "non orthodoxes", selon son expression favorite, utilis?e en titre de son autobiographie, An Unorthodox Soldier. En moins de deux ans, Aegis fait une entr?e fracassante dans le domaine du militaire priv?. Ceux qui croient aux l?gendes ?voquent le talent et le charme de Tim Spicer, n?gociateur hors pair. D’autres sont plus pragmatiques. Le contrat irakien aurait ?t? obtenu, selon une source diplomatique, parce que Tony Blair se serait plaint au sommet de l’Etat am?ricain que les soci?t?s britanniques n’avaient ?t? que fort peu r?compens?es des efforts de guerre du Royaume-Uni.
"Les compagnies am?ricaines sont furieuses. Spicer ne sera pas leur patron, mais il aura acc?s ? des informations sensibles du renseignement militaire am?ricain et coordonnera certaines de leurs activit?s, raconte un consultant britannique. Passer par ce Britannique ? la r?putation d’aventurier pour traiter avec le Pentagone, ?a leur semble ?tre une h?r?sie... De plus, les autres sont en Irak depuis un an, alors que lui d?barque ? Bagdad sans pr?venir et rafle la mise." Quoi qu’il arrive dans l’avenir, Tim Spicer ne doit pas d?tester accrocher cette nouvelle affaire flamboyante et sulfureuse ? son tableau de chasse. Car le gouvernement am?ricain avait, depuis un an, largement privil?gi? les entreprises am?ricaines.
Entre Blackwater, qui s’est occup? de la s?curit? de l’administrateur Paul Bremer et du gratin de la CPA, Custer Battle, qui a ?t? charg? de la protection de l’a?roport de Bagdad, Kroll, qui a obtenu un contrat pour des activit?s de renseignement, Centurion, Global, SOC, Armor Group et beaucoup d’autres, les compagnies am?ricaines dominent le march?. Leurs cousines britanniques, Erinys, Control Risk, Hart ou Olive Security, ont l’impression de ramasser les miettes, m?me si ces miettes se chiffrent en dizaines de millions de dollars et signifient, pour Erinys par exemple, un contrat mirobolant pour la protection de l’industrie p?troli?re.
Le gouvernement am?ricain utilisait, en outre, ces soci?t?s priv?es et d’autres, plus discr?tes, pour des activit?s secr?tes, comme l’a r?cemment r?v?l? le scandale des tortures ? la prison d’Abou Ghraib. Des agences de renseignements sous-traitent certaines de leurs activit?s, notamment pour des interrogatoires. Non seulement ces "soldats" priv?s ne sont pas assujettis ? la discipline militaire et ne sont passibles d’aucune poursuite judiciaire, mais leurs soci?t?s sont pay?es, ou voient leurs contrats renouvel?s, au prorata de l’information r?colt?e. Cela a vraisemblablement pouss? certains contractants ? extorquer sous la torture des aveux fantaisistes aux prisonniers.
Dans la jungle irakienne, certains, comme le lieutenant-colonel Tim Spicer et beaucoup d’autres, parviennent, avec le soutien de Washington et de Londres, ? se frayer un chemin, devenant milliardaires au passage. Et leurs hommes n’ont pas ? se plaindre. Pay?s de 5 000 ? 20 000 dollars par mois, les gunners ("ceux qui tiennent l’arme") arrivent du monde entier. Mercenaires, soldats, l?gionnaires, policiers et jusqu’aux vigiles de discoth?ques, qu’ils soient am?ricains, britanniques, sud-africains, libanais, fran?ais, serbes ou n?palais, ils participent ? cette nouvelle ru?e vers l’or.