Le 12 ao?t dernier, 200 chercheurs en sciences sociales se r?unissaient ? New Delhi ? l’occasion de la publication de The Making of History [Comment se fait l’Histoire], un ouvrage collectif destin? ? r?pondre aux attaques des extr?mistes hindouistes sur la v?rit? historique. Cet ouvrage est d?di? ? l’historien Irfan Habib, qui, quatre ans apr?s s’?tre fait expulser de l’Universit? musulmane d’Aligarh (AMU), habite toujours, ? 69 ans, pr?s du campus. Tous les matins, son petit sac ? dos sur l’?paule, il quitte en v?lo sa vieille demeure au charme surann? pour se rendre au d?partement d’histoire de l’Inde m?di?vale que son p?re, Mohammad Habib, a contribu? ? cr?er et auquel lui-m?me a donn? un rayonnement mondial. Il n’a plus le droit d’emprunter quoi que ce soit au vaste et inestimable fonds historique de l’AMU. "Alors, j’ai des amis qui empruntent les livres pour moi", confie-t-il.
Habib est une sorte de monument ? l’AMU : tout le monde, des ?tudiants aux chaiwallah [marchands de th?], en passant par les tireurs de pousse-pousse, conna?t "Habib Saab [monsieur]", le professeur pr?f?r?, le coll?gue g?n?reux, le dirigeant syndical, le passionn? de cricket. Ses amis sont nombreux, ses d?tracteurs aussi. Il a ?t? expuls? sans m?nagement de l’AMU ; accus? de d?tourner les fonds de l’Indian Council of Historical Research (ICHR) ; et pass? ? tabac lors du Congr?s de l’histoire indienne, en 1994, ? cause de sa r?solution condamnant la destruction des monuments historiques et de ses recherches, tax?es de "mensonges marxistes". En r?action ? tout cela, Habib ne manifeste qu’un amusement tranquille et pr?cise que le tabassage d’un scientifique n’atteint pas la science, et que les extr?mistes hindous qui r?crivent l’Histoire ne m?ritent pas d’?tre pris en consid?ration.
IRFAN HABIB CRITIQUE L’ORIENTALISME D’EDWARD SAID
"On pourrait discuter avec eux si c’?taient des historiens s?rieux, mais comment voulez-vous discuter avec ces tabalchi [joueurs de tabla, instrument ? percussion] ?" L’histoire indienne ancienne pose certains probl?mes d’ordre chronologique , mais elle ne manque pas d’?pigraphes ni d’autres sources, comme les tables g?n?alogiques des purana [textes anciens en sanscrit, r?dig?s entre le IVe et le XVIe si?cle, et traitant entre autres de la g?n?alogie des souverains], le Rajatarangini de Kalhan ["La rivi?re des rois", ?crit en 1148 en sanscrit, qui relate l’histoire des rois du Cachemire de l’origine ? 1148] et les r?cits des chroniqueurs arabes. Il existe aussi des m?thodes, comme l’analyse linguistique, qui permettent d’?tablir une datation assez pr?cise. Le probl?me avec les controverses historiques actuelles, c’est qu’elles ne s’appuient sur aucun document tangible, mais sur de la "propagande stupide", selon notre historien.
"Ce ne sont pas les historiens ou le peuple indien qui posent probl?me, mais la mythologie politique moderne. Le grand d?bat actuel ne vise qu’? ?tablir que les Aryens n’?taient pas des migrants, mais un peuple indig?ne qui a ?tendu sa civilisation ? l’ouest. Ils veulent situer la migration aryenne en 5000 av. J.-C. au lieu de 1400 av. J.-C.", pr?cise-t-il, avant d’expliquer qu’en faisant ainsi remonter la civilisation aryenne de trois mille cinq cents ans dans le temps les intellectuels ultrahindouistes revendiquent l’origine des langues indo-europ?ennes. "Comme c’est agr?able de se dire les p?res de la langue anglaise, dit-il d’un air r?veur. Sans doute ? cause d’un complexe d’inf?riorit?. Les Anglais, eux, n’ont aucune difficult? ? admettre qu’ils doivent leur langue et leur civilisation aux Allemands."
"Aucun historien digne de ce nom n’est pr?t ? inventer des faits pour appuyer les th?ses des extr?mistes hindous, souligne Habib. M?me R.C. Majumdar, qui avait des sympathies pour leur point de vue, a refus? de s’associer ? une telle stupidit?. Quand l’ Organiser [un journal hindouiste] a publi? un article affirmant que le Taj Mahal ?tait ? l’origine un monument indien, Majumdar a cess? d’?crire pour eux tellement il ?tait ?coeur?. Quand D.C. Sarkar [un autre historien] a subi des pressions pour antidater certains objets, il a refus? de manipuler les faits. Les historiens marxistes pouvaient discuter avec Majumdar parce qu’il employait les m?mes m?thodes qu’eux. Mais comment voulez-vous argumenter face ? cette boue qu’on r?pand au nom de l’Histoire ? Les attaques contre les historiens ne visent donc pas uniquement les marxistes, mais tous les historiens."
Contrairement ? ce que l’on pourrait penser, le m?pris que porte Habib aux manipulations que les extr?mistes hindous infligent ? l’Histoire ne lui a pas valu la sympathie des fondamentalistes musulmans, qui le qualifient souvent d’ "ennemi de l’islam". "Ils ne m’aiment pas", constate-t-il simplement. Selon lui, la tendance islamiste qui existe aujourd’hui en histoire vient de l’orientalisme d’Edward Said, qui lui permet d’affirmer que l’Histoire ne peut remettre en question les dogmes de l’islam. "Mon professeur, un homme tr?s logique, avait l’habitude de dire que toute histoire de l’islam devrait avoir quatre versions : islamique, juive, chr?tienne et kafir [tous les autres]. La cinqui?me ?tant un billet pour l’asile de fous." Mais les historiens islamistes sont confront?s ? un probl?me que le vieil ?rudit ?voque avec d?lectation. "Ils ont trop de textes ? contourner. Qu’est-ce que vous faites d’un texte qui d?clare : ’Les Juifs sont all?s bravement ? la mort’ ? Les anciens chroniqueurs ignoraient que les Juifs n’?taient pas des Arabes comme eux." La seule diff?rence entre les fondamentalistes musulmans et hindous, c’est que, alors que les historiens islamistes veulent imposer des valeurs religieuses ? l’Histoire, leurs coll?gues hindouistes extr?mistes veulent en faire une fiction.
LA VIE EST TROP PASSIONNANTE POUR ?TRE GASPILL?E EN STUPIDIT?S
Quand l’AMU l’a expuls?, Habib ne s’est pas donn? la peine de se battre pour y rester, malgr? plusieurs ann?es pass?es ? la t?te du syndicat des employ?s de l’universit?. Il regrette toujours l’enseignement ("J’ai eu certaines de mes id?es en faisant cours aux ?tudiants de licence ou en corrigeant leurs devoirs"), mais il a trop ? faire pour se lamenter au sujet du pass?. Son projet actuel est aussi ambitieux et passionnant que ses premi?res publications, que "nous attendions autant que le dernier film de Satyajit Ray", comme se le rappelle le sociologue Prabhat Patnaik. Habib s’est lanc? dans la r?daction d’une histoire anthropologique des peuples de l’Inde depuis les origines jusqu’? 1947. Il cherche ainsi ? red?finir l’Histoire, en donnant des informations sur la vie quotidienne, l’?ge moyen du d?c?s, les principales maladies, l’alimentation ("Ils mangeaient toutes sortes d’animaux, y compris les vaches et les tigres"), l’habitat, l’art, les symboles, les rites fun?raires et la place de la femme. Ainsi, dans l’Antiquit?, les ornements ?taient port?s par les hommes, et non par les femmes. Ce n’est qu’avec l’?volution de la civilisation que les bijoux sont devenus ?galement l’apanage des femmes.
Les historiens peuvent avoir l’impression qu’on les consid?re "comme des dinosaures", comme s’en plaignait r?cemment la c?l?bre historienne Romila Thapar en butte elle aussi aux attaques de la droite religieuse. Mais, pour Habib, point de mire involontaire d’une profession qui m?prise la publicit?, la vie - actuelle et pass?e - est trop passionnante pour ?tre gaspill?e en stupidit?s.