Arua (Madhya Pradesh) de notre envoy?e sp?ciale
Une fronti?re invisible divise Arua, village de 40 maisons dont 16 sont occup?es par des "intouchables" - autrement appel?s "dalits", en Inde, o? l’intouchabilit? est officiellement interdite. D’un c?t?, les hautes castes avec des maisons en dur, de l’eau et de la terre ? cultiver ; de l’autre, les dalits, travailleurs journaliers, avec des maisons en pis?, un peu d’eau quand la pompe fonctionne et pas de terre.
Kumar Pal, 35 ans, 6 enfants, a bien re?u du Parti du Congr?s, alors au pouvoir localement, un titre de propri?t? pour 5 ares de terre. Mais ceux-ci sont cultiv?s par les "rawat" (hautes castes qui habitent l’autre partie du village), et il ne peut pas en profiter. "Une fois, j’ai essay? d’aller semer un champ, mais ils m’ont battu et j’ai compris", dit le paysan.
Kumar Pal ira voter "parce que le gouvernement m’a donn? une terre", pr?cise-t-il, mais il est, comme tous ses voisins, sans illusions sur l’efficacit? de son vote.
Habit? pour moiti? par des dalits, le district de Morena (dans l’Etat du Madhya Pradesh, dont les ?lecteurs votaient lundi 10 mai), o? est situ? Arua, ?lit l’un des 126 si?ges r?serv?s aux dalits et aux repr?sentants tribaux, qui repr?sentent environ 20 % de la population indienne.
Ici, les partis politiques se battent pour les voix des dalits, mais ce sont les hautes castes qui font la diff?rence. Le fait d’avoir des candidats dalits n’impressionne pas Kumar Pal et ses amis. "Les candidats ne viennent jamais nous voir et, m?me si notre d?put? est un dalit, il ne nous ?coutera pas. Il n’?coute et n’ob?it qu’aux puissants", souligne Rotari, un fermier sans terre. "Nous ne pouvons pas m?me pousser la porte de son bureau", ajoute-t-il.
"OBC", "MBC" ET "UBC"
"Si des si?ges n’avaient pas ?t? r?serv?s aux dalits, ils ne seraient jamais entr?s au Parlement", affirme toutefois Prakash Louis, directeur de l’Institut social indien. Mais, souligne-t-il, "m?me pour ces si?ges, ce sont les hautes castes qui choisissent, qui payent et qui dirigent. De plus, une fois ?lu, le d?put? dalit va ?tre entour? de personnel non dalit fourni par le gouvernement."
Loin de dispara?tre, cinquante ans apr?s la naissance de la R?publique indienne, les castes ont prosp?r? ? l’ombre de la d?mocratie et, comme le signale le professeur B. N. Mehta, "le processus ?lectoral a renforc? le syst?me des castes". "Pour s’attirer des client?les ? des ?poques diff?rentes, les partis politiques ont commenc? ? mobiliser les castes en leur offrant des concessions pour obtenir des gains politiques", indique le professeur.
Pas un parti politique aujourd’hui ne n?glige ce facteur dans le choix des candidats, et la presse indienne regorge d’analyses savantes sur l’importance de telle ou telle caste dans tel ou tel district. Majoritaires - 52 % environ - dans la population indienne, les "OBC" (others backward castes, "autres castes arri?r?es", qui se rangent entre les hautes castes et les "intouchables") ont ?t? redivis?es entre "MBC" (most backward castes, "les castes les plus arri?r?es") et "UBC" (upper backward castes, "hautes castes arri?r?es"). Les postes qui leur sont r?serv?s dans la vie politique, comme dans l’administration ou les ?coles, se sont multipli?s au fil du temps et ? la faveur des revendications particuli?res de chaque caste ? l’approche d’?lections.
"Il est trop t?t pour esp?rer que la caste disparaisse du sc?nario politique, parce qu’elle reste un ph?nom?ne dominant en Inde", analyse Prakash Louis. La caste impr?gne l’ethos (la morale, les m?urs) de tous et, si son importance est moins visible en ville, elle demeure fondamentale dans les campagnes o? la d?mocratie reste pour beaucoup un lointain espoir.
A une vingtaine de kilom?tres d’Arua, les dalits de Narela h?sitent ? aller voter. "Les rawat ont menac? de nous battre avec des b?tons si on allait aux urnes", affirme Ganga Ram au repr?sentant de la Fondation Gandhi pour la paix, qui promet alors de l’accompagner pour ?viter les incidents. Dans cette partie du village, les dalits voudraient voter BSP (Bahujan Samaj Party, parti repr?sentant les dalits). "C’est notre parti", explique Murari, 50 ans.
Cr?? en 1984, le BSP est tr?s pr?sent en Inde du Nord et son secr?taire g?n?ral, Mayawati, a ?t? ? trois reprises ministre en chef de l’Etat d’Uttar Pradesh. Dans l’autre partie du village, occup?e par les hautes castes, Prem Pal Gadan, 22 ans, va, lui, voter Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien-BJP, la formation dominante du gouvernement central), traditionnellement plus proche des hautes castes. Pourquoi ?
"CE N’EST PAS PERMIS"
"Tout le village va voter BJP", soutient Prem. Il pr?f?rerait ne pas avoir ? voter pour un dalit, mais il ajoute : "Nous n’avons pas le choix." Prem, comme son oncle, Bachchu Lal, ne con?oit pas de se rendre, et encore moins de manger, chez ses voisins dalits. "Je prie Dieu : comment pourrais-je aller et manger chez eux ? Ce n’est pas permis, j’irai en enfer", assure-t-il. "Tuez-moi : je n’irai pas", rench?rit Bachchu Lal.
"En l’absence de volont? politique d’en finir avec ce syst?me, le seul espoir r?side dans un puissant mouvement populaire non partisan pour faire pression sur les partis politiques", affirme P. V. Rajgopal, directeur d’Ekta Parishad (Mouvement du peuple) une organisation non gouvernementale de la Fondation Gandhi pour la paix qui travaille dans l’esprit du mahatma. "Nous devrons aussi changer le syst?me et faire des ?lections bas?es sur des programmes et non sur des hommes", ajoute-t-il.
Le probl?me est toutefois que dans "l’Inde qui brille" (selon le slogan ?lectoral du BJP), l’Inde de l’informatique, l’Inde du XXIe si?cle et des classes moyennes en d?veloppement, peu nombreux sont ceux qui luttent pour faire dispara?tre ce stigmate.