Les responsables de la guerre hors la loi men?e en Irak seront-ils jug?s un jour ? Quelle juridiction internationale statuera sur les crimes de guerre et les violations des droits de l’homme commis sur le territoire de l’Irak ? Probablement aucune, car, dans des limites diff?rentes, les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont prot?g?s par leur statut d’Etats souverains. Ce statut les met d’autant plus ? l’abri qu’ils sont des puissances dominantes.
Cependant, cela ne veut pas dire qu’aucune forme de sanction n’affectera jamais ces pays et leurs responsables, car la justice internationale s’est consid?rablement d?velopp?e, y compris dans le domaine p?nal. Malgr? les ?v?nements en Irak, la soumission volontaire des Etats ? des r?gles communes constitue une tendance historique. Et c’est certainement dans cette dialectique de maintien des souverainet?s nationales et de promotion de r?gles sup?rieures destin?es ? ?radiquer les comportements contraires au droit que s’?panouiront la justice et la paix mondiales plut?t que dans le sacrifice g?n?ral et inconditionnel des souverainet?s.
Le droit p?nal international ouvre la possibilit? de juger, sous certaines conditions, des chefs d’Etat et des responsables politiques en fonctions. L’arrestation du g?n?ral Augusto Pinochet - prot?g? par l’immunit? de son statut de s?nateur chilien - au Royaume-Uni en 1998 sur demande d’un juge espagnol l’illustre, m?me si in fine elle n’a pas abouti ? un proc?s. Mais ce sont surtout les statuts de la Cour p?nale internationale (CPI), dont les juges ont pr?t? serment le 11 mars 2003 alors m?me que se pr?cipitait la guerre en Irak, qui l’attestent. La qualit? de chef d’Etat ou de gouvernement n’emp?che pas les poursuites, par d?rogation au principe des immunit?s diplomatiques. Contrairement ? la Cour internationale de justice (CIJ), organe des Nations unies cr?? en 1946 et qui tranche les diff?rends entre les Etats, la CPI jugera des personnes ? la mani?re des tribunaux ad hoc instaur?s pour l’ex-Yougoslavie (1) et le Rwanda. Son domaine d’intervention est circonscrit aux crimes de g?nocide, crimes contre l’humanit?, crimes de guerre et crimes d’agression (2) commis en quelque lieu que ce soit ? partir de son entr?e en vigueur, le 1er juillet 2002.
Mauvaise volont? Pourtant, en d?pit de ces innovations, l’ordre juridique international demeure fond? sur le principe de souverainet?, et les pays comme leurs dirigeants conservent d’efficaces moyens de protection. Par exemple, la CPI ne peut intervenir que si l’Etat dans lequel le crime est commis ou celui dont l’accus? est ressortissant a ratifi? son statut (3). Le Royaume-Uni a effectu? cette ratification d?s 2001, contrairement aux Etats-Unis du pr?sident George W. Bush, qui non seulement s’y sont refus?, mais ont d?nonc? la signature appos?e in extremis par M. William Clinton. La Russie, la Chine, Isra?l ou la Turquie n’ont pas non plus proc?d? ? cette formalit?. Cependant, fait nouveau, la non-ratification ne prot?ge pas les gouvernants de mani?re absolue. En effet, la localisation du crime dans un pays couvert par la juridiction de la cour suffit ? lui conf?rer comp?tence (4). En outre, tous les Etats parties doivent coop?rer avec la CPI et, notamment, lui d?f?rer tout accus? qui se trouverait sur leur territoire. Les criminels sont donc au moins condamn?s ? rester chez eux ! C’est pourquoi Washington a entrepris de faire signer ? tous les gouvernements des trait?s bilat?raux par lesquels ils renoncent ? d?f?rer des ressortissants am?ricains. Il est donc regrettable, ? tout point de vue, compte tenu de la nature du r?gime, que l’Irak n’ait pas non plus ratifi? le statut de la CPI.
M. Anthony Blair et les responsables britanniques pourraient, eux, en tant que repr?sentants d’un Etat partie, se retrouver devant la Cour. Cependant, cette derni?re ne peut pas intervenir si la justice nationale est saisie. La Cour ne peut alors agir que si la justice nationale se trouve dans l’incapacit? d’agir ou y met une mauvaise volont? ?vidente. Cette clause - qui poserait au procureur de la CPI de redoutables probl?mes de preuve - contraint au moins les tribunaux britanniques ? intervenir...
La Cour internationale de justice (CIJ) peut, quant ? elle, juger de la lic?it? du recours ? la force arm?e par un Etat et du respect du droit de la guerre. Elle s’appr?te, par exemple, ? juger de plaintes d?pos?es par la Yougoslavie contre l’intervention internationale au Kosovo en 1999, intervention elle aussi d?cid?e sans l’accord du Conseil de s?curit? des Nations unies. Cependant, la CIJ ne peut intervenir qu’avec l’accord des Etats, qui peuvent soit reconna?tre sa comp?tence permanente - clause facultative de juridiction obligatoire (CFJO) -, soit accepter ponctuellement cette juridiction pour une affaire d?termin?e (5).
Poursuites perturbatrices En 1946, les Etats-Unis avaient souscrit ? la CFJO, mais sont revenus sur leur d?cision apr?s avoir ?t? condamn?s, en 1986, ? la demande du Nicaragua pour ? activit?s militaires et paramilitaires ? contre cet Etat. Washington ne pourrait donc pas ?tre tra?n? devant la cour pour l’op?ration en Irak. En revanche, le Royaume-Uni pourrait ?tre condamn? par elle si un pays qui a reconnu la CIJ saisissait cette derni?re. Il est en effet le seul des cinq membres permanents du Conseil de s?curit? ? reconna?tre la comp?tence permanente de la cour (6). Cependant, si Londres ?tait condamn?, la CIJ n’aurait aucun moyen coercitif de faire ex?cuter son arr?t, pas plus qu’elle n’avait pu faire respecter sa sentence dans l’affaire Nicaragua contre Etats-Unis. Le Conseil de s?curit? pourrait ?tre saisi, mais, dans ce cas, le veto pourrait tout bloquer.
La protection conf?r?e par le principe de souverainet? ne saurait surprendre ni ?tre condamn?e a priori. En effet, elle ne constitue pas la simple survivance d’un ordre ancien, mais un principe stabilisateur d’une soci?t? internationale qui demeure ? anarchique ?. Ainsi, le principe de non-ing?rence dans les affaires int?rieures des Etats - remis en cause au profit du Conseil de s?curit? depuis la fin de la guerre froide au nom du droit humanitaire - avait ?t? progressivement ?labor?, au d?but du XXe si?cle, pour emp?cher les interventions arbitraires des grandes puissances. La charte consid?re d’ailleurs comme ill?gitime une guerre men?e dans le but de changer le r?gime politique d’un Etat (il s’agit pourtant d’un des objectifs affich?s de l’intervention am?ricano-britannique en Irak).
De m?me, les immunit?s diplomatiques, parfois contest?es par les associations humanitaires, ?taient ? l’origine destin?es ? faciliter les relations inter?tatiques en prot?geant leurs repr?sentants de poursuites perturbatrices. La Cour de cassation l’a rappel? le 13 mars 2001, en d?clarant la justice fran?aise incomp?tente pour juger M. Mouammar Khadafi pour l’attentat commis contre le DC-10 d’Air France en 1989 (7). Progressivement, des textes internationaux - et notamment les statuts de la CPI - excluent les immunit?s pour ? les crimes les plus graves ? (crimes contre l’humanit?, de guerre ou contre la paix).
Les Etats sont th?oriquement tenus d’adapter leurs l?gislations afin de faire respecter le droit international. La Belgique est m?me all?e au-del? en se dotant d’une loi dite ? de comp?tence universelle ? qui permet ? ses tribunaux de juger des criminels ?trangers pour des crimes commis ? l’?tranger, loi qu’elle a n?anmoins r?vis?e en avril 2003 (8). Ont ainsi ?t? condamn?s des g?nocidaires rwandais. Cette l?gislation est critiqu?e en ce qu’elle aboutirait ? perp?tuer des rapports de forces de type colonial comme ceux qui liaient Bruxelles ? l’Afrique centrale (9). Mais certaines associations ont d?pos? plainte en Belgique contre M. Ariel Sharon pour crimes de guerre et crime contre l’humanit? pour les massacres commis dans les camps de Sabra et de Chatila, en 1982.
Il n’existe pas, contrairement ? un usage abusif du terme, une v?ritable ? communaut? internationale ? qui justifierait un abandon sans condition du principe de souverainet? au profit d’un juge supranational. Il est vrai que, dans les soci?t?s nationales, les rapports de forces et les in?galit?s n’emp?chent pas l’exercice d’un pouvoir judiciaire. Cependant, pour Olivier Corten, professeur de droit international, la diff?rence entre les deux est importante : ces soci?t?s peuvent ? au moins (...) le plus souvent s’appuyer sur une coh?sion id?ologique et culturelle forte, ce qui n’est pas le cas de la sc?ne internationale, o? l’on peut tout au plus parler d’une "soci?t?" en voie de consolidation. Si l’accord peut, comme ? l’int?rieur des Etats, y ?tre obtenu sur certaines r?gles et valeurs de base, c’est la diversit? la plus grande qui r?gne lorsqu’il s’agit d’interpr?ter concr?tement ces valeurs de r?f?rence (10) ?.
Cette pr?occupation est prise en compte par les statuts de la CPI, qui pr?voient, d’une part, que la composition de la cour doit refl?ter la diversit? des syst?mes de droit et, d’autre part, qu’elle intervient en compl?ment des juridictions nationales. Cette derni?re clause risque toutefois de se r?v?ler discriminatoire ? l’?gard des pays pauvres, dont les syst?mes judiciaires sont rarement en mesure d’assurer une saine justice. Il ne faudrait pas, d’ailleurs, que la justice internationale ne soit qu’un instrument de plus au service des grandes puissances.
La justice internationale se heurte, dans certains cas, au fait que le juridique contrecarre le politique. Ainsi la tentative de jugement du g?n?ral Pinochet allait-elle ? l’encontre des compromis trouv?s par la soci?t? chilienne pour sortir de la dictature ; de m?me, l’arrestation, en 1996, du g?n?ral serbe Djordje Djukic par le TPIY fragilisait-elle les accords de paix de Dayton. Pour imp?ratif qu’il soit de lutter contre les violations du droit et les impunit?s, la justice ne doit pas s’?tendre d’une mani?re qui pourrait d?stabiliser outre mesure les relations internationales ou valider des rapports de domination. En outre, que dire d’une action men?e contre un pr?sident d?mocratiquement ?lu ? L’association britannique Judicial Watch a, par exemple, d?pos? plainte aupr?s d’Europol et d’Interpol contre le pr?sident Jacques Chirac pour ? prolif?ration nucl?aire ? (11). Ind?pendamment de la pertinence ou non de l’accusation, c’est le suffrage universel (en d?mocratie, la souverainet? est d’abord celle du peuple) qui est mis en porte-?-faux. La diff?rence avec le cas des dirigeants anglo-am?ricains r?side dans le fait que l’accusation d?passe le cadre pr?cis des infractions aux droits fondamentaux d?finis par le droit international.
La n?cessaire justice mondiale doit, en toute hypoth?se, faire preuve d’une grande s?r?nit? face aux recours abusifs - des associations font pression en permanence pour ?tablir de nouveaux chefs d’accusation internationaux comme la p?dophilie ou le terrorisme. Elle doit aussi r?sister ? la tentation classique d’?largir spontan?ment ses pouvoirs. La procureure Carla Del Ponte a ainsi ?tendu de sa propre initiative la comp?tence du TPIY au territoire du Kosovo en 1999, sans attendre une d?cision du Conseil de s?curit?.
Enfin, il ne faudrait pas, non plus, que la mise en place des tribunaux ne soit qu’une ? mani?re de jeter un voile pudique sur les impuissances, les l?chet?s ou l’incapacit? de la communaut? internationale ? pr?venir et ? interrompre les conflits (12) ?. Ce qui pourrait ?tre le cas pour la guerre men?e par Washington et Londres, v?ritables passagers clandestins de l’ordre mondial.