C’est le quotidien britannique The Guardian qui le premier a vendu la m?che, en r?v?lant d?but 2003 la teneur d’un rapport pr?par? par de hauts fonctionnaires du Home Office ? la recherche de solutions pour permettre au Royaume-Uni de g?rer l’afflux de demandeurs d’asile. L’id?e est simple : les faire attendre dehors. Toute personne d?barquant dans le pays pour y solliciter l’asile sera envoy?e dans un camp ferm?, install? hors des fronti?res de l’Union europ?enne, le temps que sa demande y soit examin?e. Si la demande d’asile est accept?e, le requ?rant pourra revenir au Royaume-Uni - ou ailleurs en Europe - comme r?fugi?. Si sa demande est rejet?e, il sera renvoy? vers son pays de provenance. Selon les experts anglais, le syst?me offrirait beaucoup d’avantages, notamment celui de dissuader les ? faux ? demandeurs d’asile, ? migrants ?conomiques ? et ? terroristes ? de tout poil qui ? profitent ? des proc?dures d’asile pour s’introduire ill?galement en Angleterre. Et de citer la Turquie, l’Iran, la Somalie, l’Albanie ou encore l’Ukraine comme possibles lieux d’implantation de ces ? processing centers ? , v?ritables camps de tri pour demandeurs d’asile. On reste sceptique quant aux capacit?s de ces pays ? respecter les proc?dures pr?vues par les engagements internationaux - et notamment la convention de Gen?ve de 1951 sur les r?fugi?s.
Avec ce projet, le rapport britannique marque une ?tape d?cisive dans un processus engag? de longue date. L’originalit? n’est pas tant dans l’enfermement, dans des ? Sangatte ? plus ou moins officiels, de migrants en route pour l’Europe. Le ph?nom?ne se d?veloppe au rythme des crises multiformes qui poussent sur les chemins de l’exil des millions de personnes ? la recherche d’une vie meilleure ou plus s?re. Du sud de l’Alg?rie ? Malte, de l’?le de Lampedusa ? la fronti?re ukrainienne, des Canaries ? la Slov?nie, on voit se cr?er, comme autant de nasses pour ces migrants, des camps de toutes sortes dont la vocation commune est, sinon d’emp?cher, du moins d’entraver leur acc?s en Europe. Ce qui est nouveau ici, c’est la d?cision d’interner hors de l’Union europ?enne des demandeurs d’asile qui sont d?j? sur son territoire. Voil? des ann?es que les Etats membres de l’UE ?laborent des strat?gies de contournement de leurs obligations en mati?re d’accueil des r?fugi?s. Si la convention de Gen?ve sur les r?fugi?s constitue encore la principale base th?orique de ces obligations, elle a subi de nombreux assauts, en particulier depuis 1997, lorsque, avec le trait? d’Amsterdam, l’UE a d?cid? de se doter d’une politique commune en mati?re d’asile [1]. Ainsi ont ?t? formalis?s les concepts de ? pays s?rs ? - ceux dont les ressortissants sont consid?r?s a priori comme n’ayant pas besoin de b?n?ficier d’une protection - ou de demande d’asile ? manifestement infond?e ? , qui permettent de traiter de fa?on exp?ditive une bonne partie de la demande. Aujourd’hui, plut?t que de d?noncer la convention de Gen?ve - Tony Blair y a song? - le choix est donc fait d’en exporter les effets au-del? des fronti?res, dans une op?ration de d?localisation des proc?dures d’asile qui affiche clairement la couleur.
Pas ?go?stes, les Anglais n’ont pas tard? ? partager leur trouvaille avec leurs partenaires europ?ens. A la mi-mars 2003, Tony Blair proposait ? ses homologues un plan pour une ? meilleure gestion internationale des r?fugi?s et des demandeurs d’asile ? . Ce plan s’articule autour de deux id?es. D’une part, la mise en place d’une gestion r?gionale des flux migratoires, m?lant la pr?vention des causes de d?placements de population, la s?curisation des r?gions ? sources ? d’exil, la r?installation en Europe de certains ? vrais ? r?fugi?s sur la base de quotas, et la prise de conscience par les pays de d?part ou de transit de la n?cessit? d’accepter les retours de migrants ( !), notamment sur la base d’accords de r?admission. D’autre part, l’installation de ? centres de transit pour demandeurs d’asile ? dans certains pays tiers, o? seraient exp?di?s, apr?s avoir ?t? d?tenus un court moment ? leur arriv?e dans un Etat membre de l’UE, les ?trangers qui seraient venus y demander l’asile.
Et voil? les camps de nos experts anglais propuls?s, d?s la fin du mois de mars, ? l’ordre du jour des discussions europ?ennes. Ne nous y trompons pas. Le premier volet du plan britannique, la gestion r?gionale des flux - qui ne fait que reprendre des programmes mille fois ?voqu?s (pr?venir les causes de d?part, par exemple) ou d?j? engag?s (signer des accords de r?admission) -, n’est l? que pour faire passer la pilule du second - les camps - aux yeux des interlocuteurs qui, pour l’opinion nationale et internationale, doivent para?tre convaincus de son bien-fond?.
Certes il ne sera sans doute pas difficile pour les Quinze de trouver des pays dispos?s ? jouer le r?le de garde-fronti?res. Les moyens de pression ne manquent pas. Politiques pour les uns : n’oublions pas que, pr?ts ? prendre la suite des dix nouveaux Etats dont l’adh?sion ? l’Union a ?t? ratifi?e au d?but de l’ann?e 2003, une quinzaine de postulants attendent qu’on leur ouvre les portes du club Europe. Financiers pour les autres : le chantage ? la coop?ration s’inscrit depuis longtemps dans les relations qu’entretient l’UE avec les pays moins d?velopp?s. N’a-t-elle pas impos? dans l’accord de Cotonou, sign? en juin 2000 avec tous les pays de la zone Afrique-Cara?bes-Pacifique, une clause-cadre les obligeant ? pr?voir des accords de r?admission de leurs ressortissants entr?s irr?guli?rement en Europe ? Dans le m?me esprit, on trouvera sans doute les bons ? arguments ? pour emporter l’adh?sion de ceux qui seraient r?ticents ? devenir le site des futurs ? centres de traitement ? pour demandeurs d’asile.
Mais l’accord de ces partenaires oblig?s ne suffit pas ? valider le projet des Etats membres. Il leur faut trouver des alli?s sans lesquels les apparences ne seraient pas sauves. C’est d’abord la Commission europ?enne, qui, au sein de l’Union, a son mot ? dire dans la d?finition de la politique commune d’asile. Le trait? d’Amsterdam lui confie, ? part ?gale avec les Etats membres, le droit d’initiative dans ce domaine et elle est ? l’origine de plusieurs communications et propositions de directives qui constituent en quelque sorte son programme. C’est ensuite, et surtout, le Haut Commissariat des Nations unies pour les R?fugi?s (HCR), dont le mandat est d’apporter une protection internationale aux r?fugi?s.
La Commission europ?enne : il faut ? responsabiliser ? les pays tiers
La Commission europ?enne r?fl?chit depuis longtemps ? la possibilit? de traiter les demandes d’asile ? localement ? , c’est ? dire ? proximit? des pays d’origine des demandeurs. L’argument est que cette m?thode retirerait les r?fugi?s des griffes des passeurs, sans qui le chemin vers l’Europe est infranchissable. Jusqu’? pr?sent, cette hypoth?se n’?tait envisag?e qu’en compl?ment des proc?dures existantes, et non comme une alternative obligatoire ? la demande d’asile individuelle et spontan?e. Dans une communication de mars 2003, la Commission revient sur cette question. Estimant que la crise du syst?me d’asile est de plus en plus ?vidente en Europe, elle invite ? la recherche de voies nouvelles pour y r?pondre, parmi lesquelles une ? v?ritable politique partenariale avec les pays tiers et les organisations internationales ? . Lorsqu’elle ajoute que la notion de ? protection dans la r?gion d’origine pourrait s’int?grer dans une architecture globale de solutions ? , et qu’une ? implication beaucoup plus forte des pays tiers de premier accueil et de transit ? (des r?fugi?s) est n?cessaire, on comprend, derri?re l’euph?misme, que les centres de traitement externalis?s des demandes d’asile ne sont pas loin. Et si, en conclusion de sa communication, la Commission europ?enne sugg?re que soit entreprise ? une r?flexion approfondie sur les possibilit?s offertes par le traitement des demandes d’asile hors de l’Union europ?enne ? , il y a lieu de craindre que les choses n’aillent beaucoup plus vite : elle a ?t? en effet charg?e par le Conseil de l’Union (les gouvernements des Quinze) de pr?senter - en liaison avec le HCR - un rapport d?taill? sur les perspectives ouvertes par la proposition britannique avant la fin du mois de juin 2003.
De son c?t?, le HCR accompagne de tr?s pr?s l’?laboration de la politique d’asile de l’UE, et s’il n’y exerce aucune fonction institutionnelle, son aval est d?terminant pour conf?rer une l?gitimit? ? cette politique. Tony Blair n’a pas n?glig? cet aspect, qui a tenu ? faire savoir ? ses partenaires europ?ens que le Haut Commissaire Ruud Lubbers pr?tait une oreille attentive ? ses propositions et se d?clarait dispos? ? les travailler plus avant avec les Etats membres et la Commission europ?enne.
Les choses n’allaient pas de soi. Car si la convention de Gen?ve ne fait pas obligation aux Etats qui l’ont ratifi?e d’accueillir les demandeurs d’asile - pr?cisons-le, la convention n’ouvre pas de ? droit ? l’asile ? , elle se contente de d?finir qui peut ?tre reconnu r?fugi? - un de ses principes-clefs est celui du non-refoulement des r?fugi?s. Tout demandeur d’asile ?tant un r?fugi? potentiel, il n’est pas certain qu’un syst?me qui consiste ? l’?loigner d’embl?e du pays o? il a pr?sent? sa requ?te pour l’enfermer dans un centre de transit ? des milliers de kilom?tres soit parfaitement conforme ? l’esprit de Gen?ve. Qui plus est, une des missions que se donne le HCR est ? la promotion et le suivi du respect de la convention de Gen?ve par les Etats, tout en leur permettant d’offrir une protection ad?quate aux r?fugi?s sur leur territoire [2]. Il n’?tait par cons?quent pas ?vident qu’il approuve un dispositif orient? vers l’?viction du plus grand nombre possible de demandeurs d’asile.
HCR : une ? Convention plus ? pour moins de protection ?
Il est vrai que depuis plusieurs ann?es sont men?es des r?flexions autour des nouvelles formes que pourrait prendre la protection internationale, dans le cadre de consultations lanc?es par le HCR ? l’occasion du cinquanti?me anniversaire de la convention de Gen?ve. Partant du postulat que cette derni?re ne suffit plus ? r?pondre aux configurations actuelles des d?placements de population, elles concluent ? la n?cessit? d’? assurer une plus grande ?quit? dans le partage des responsabilit?s et du fardeau ? . Traduit en langage moins diplomatique, cela veut dire qu’il faut trouver les moyens pour que plus de pays soient en mesure d’accueillir des r?fugi?s, notamment en incitant ceux-ci ? rester dans les premiers pays d’accueil qu’ils trouvent sur la route de l’exil. Selon le Haut Commissaire Lubbers, ? l’une des grandes pr?occupations actuelles concerne les mouvements secondaires de r?fugi?s et de demandeurs d’asile ? . Il faut donc, ajoute-t-il, mettre en place un ? syst?me international et fonctionnel de partage des responsabilit?s qui permettrait aux r?fugi?s d’obtenir protection et assistance aussi pr?s que possible de leur pays d’origine ? . Lorsqu’on sait que l’Union europ?enne accueille moins de 5% du nombre total de r?fugi?s au niveau mondial, on ne peut s’emp?cher d’?prouver un malaise. Car l’op?ration - elle s’inscrit dans un programme baptis? ? Convention plus ? lanc? ? l’automne 2002 par le HCR qui explique qu’il s’agit de renforcer la convention de Gen?ve - semble plus destin?e ? la protection? des Etats occidentaux qu’? celle des r?fugi?s ! Impression confort?e par Ruud Lubbers quand il d?clare, s’adressant aux Quinze, qu’? en mettant davantage l’accent sur la recherche des solutions durables dans les r?gions d’origine, le nombre de r?fugi?s candidats ? l’installation dans les pays diminuera et il sera plus facile d’expliquer ? vos citoyens le besoin de les int?grer dans vos soci?t?s ? . Autrement dit, pour lutter contre le racisme, le mieux est encore d’en ?loigner les victimes potentielles hors de nos fronti?res. Vieille rengaine : sans juifs, pas d’antis?mitisme.
De la ? protection au plus pr?s des pays d’origine ? aux camps de transit externalis?s pour demandeurs d’asile, il n’y avait qu’un pas, franchi par le HCR ? la fin du mois de mars 2003. Invit? par les ministres de l’Int?rieur des pays de l’UE ? discuter de la proposition de Tony Blair, le Haut Commissaire a d?plor? avec eux que le syst?me d’asile soit perverti par l’utilisation abusive des proc?dures de la part de ? faux demandeurs ? , migrants ? ?conomiques ? . Il leur a propos? de les aider ? d?terminer des crit?res pour identifier les personnes n’ayant pas besoin de protection internationale, et de mettre en place pour elles un syst?me commun - et all?g? - d’accueil et d’examen de leurs demandes d’asile, afin de les traiter plus rapidement et de d?sengorger les dispositifs nationaux. Ce syst?me commun pourrait ?tre fond?, ajoute Ruud Lubbers, sur le placement de ces personnes ? dans des centres ferm?s ? . Les dix futurs nouveaux membres de l’UE, qui sont presque tous sur une ligne fronti?re avec les contours de l’actuelle Union, semblent particuli?rement vis?s pour l’accueil sur leur territoire de ces camps de traitement. Pour conclure, il a annonc? que le HCR ?tait pr?t ? mettre en place des projets pilotes dans un d?lai rapide.
L’asile ailleurs
Certes, alors que la proposition britannique envisage le transfert dans les camps externalis?s de tous les demandeurs d’asile, les projets du HCR ne visent que la demande d’asile dite ? abusive ? , celle dont on a d?cid? a prioriqu’elle serait ? manifestement infond?e ? , selon la formule d?sormais consacr?e. Il reste qu’en ouvrant la voie ? la possibilit? d’un traitement des demandes d’asile ? l’ext?rieur de l’UE, il valide le principe de ? l’asile ailleurs ? , qui constitue sans doute le r?ve des gouvernements occidentaux pris dans un ?tau entre deux logiques contradictoires. D’une part, ils tiennent ? maintenir l’affichage d’une Europe d?mocratique et respectueuse des droits fondamentaux dans un monde o? les droits de l’homme sont un peu partout bafou?s. D’autre part ils entendent contenir par tous les moyens les risques que repr?sentent ? leur yeux les d?placements incontr?l?s de personnes en qu?te d’asile. La formule leur permet de concilier l’un et l’autre objectifs, puisqu’elle les exon?re de leurs obligations en mati?re d’accueil de demandeurs d’asile sans les contraindre ? d?noncer formellement leurs engagements.
On comprend que les chefs d’Etat et de gouvernement se soient f?licit?s du soutien de la Commission et du HCR. Gr?ce ? l’une et ? l’autre, ils auront probablement pu d?cider en l’absence de tout contr?le d?mocratique de l’ouverture, avant la fin de l’ann?e 2003, de camps d?localis?s pour demandeurs d’asile, parachevant ainsi le processus de ? sanctuarisation ? d’une Europe o? l’?tranger et le r?fugi? sont per?us comme une menace.