Etat du Mato Grosso envoy?e sp?ciale
De peur, l’homme a piss? dans son jean. Au volant de sa moto, il s’est retrouv? nez ? nez avec le 4x4 de la police f?d?rale. Sangl?s dans leurs gilets pare-balles, quatre policiers sautent ? terre, mitraillette au poing. Ils empoignent l’homme : ?D?d?, c’est toi ? ? L’int?ress? hoche la t?te, penaud. ?C’est donc toi qui maltraites les travailleurs ! ? D?d? est plaqu? contre le v?hicule, menott?, fouill? au corps.
D?d? est un ?gato?. C’est lui qui recrute les ouvriers de la ?fazenda? Esteio, une des exploitations perdues dans l’Amazonie br?silienne, au nord du Mato Grosso. Les policiers qui l’interpellent ouvrent le convoi des inspecteurs du minist?re du Travail. Ceux-ci se chargent de ?lib?rer? les ouvriers des propri?t?s dont les exploitants ont ?t? d?nonc?s pour ?travail forc??. Mais ce jour-l?, une fuite complique leur raid. La radio locale a annonc? l’arriv?e imminente du commando f?d?ral. Une partie de la main-d’oeuvre a ?t? retir?e de la fazenda, et soudoy?e pour se taire. L’?quipe d’inspecteurs, men?e par une femme de 58 ans, Valderez Monte Rodrigues, lib?re quand m?me trente-trois esclaves, ou, selon la l?gislation br?silienne, ?r?duits ? une condition analogue ? l’esclavage?.
Corruption des pouvoirs locaux
Suivant l’Organisation internationale du travail (OIT), qui se pr?pare ? publier un rapport impressionnant, le ?travail forc?? ? c’est-?-dire l’obligation faite ? un individu de travailler, sans r?mun?ration ou presque, par l’usage de la violence ou la menace, l’isolement g?ographique, la confiscation de ses papiers d’identit? ou pour rembourser une dette ill?gale ? ferait au Br?sil entre 25 000 et 40 000 victimes par an. Ces estimations, fond?es sur le nombre de d?nonciations, sont sans doute inf?rieures ? la r?alit?. L’esclave moderne est un homme, jeune et analphab?te, qui travaille d?s l’enfance et, souvent, n’a pas de papiers. Il est g?n?ralement enr?l? pour la destruction sauvage de la for?t amazonienne au profit de l’?levage, de l’agriculture et des coupes de bois. Quant aux esclavagistes, ?parmi lesquels des hommes politiques et des groupes ?conomiques?, assure Marcelo Campos, coordinateur national des ?quipes d’intervention du minist?re du Travail, ils b?n?ficient de la connivence de pouvoirs locaux corrompus. ?Longtemps, les esclaves en fuite qui avaient recours ? la police locale ?taient aussit?t ramen?s par celle-ci dans l’exploitation?, raconte Campos.
Depuis 1995, six ?quipes volantes sillonnent le pays pour faire respecter la fin de l’esclavage que le Br?sil a aboli, tardivement, en 1888. ?Ce sont des h?ros, assure, ? l’OIT, Patricia Audi. Le Br?sil est un des rares Etats ? combattre le travail forc?.? Dans ces r?gions recul?es, les commandos agissent souvent ? partir de d?nonciations faites par les for?ats en fuite aupr?s de la Commission pastorale de la terre (CPT), li?e ? l’Eglise catholique et fer de lance de la lutte contre le travail forc?. Pendant deux semaines, au mois de novembre, l’une de ces ?quipes, que nous avons pu suivre, a men? des raids dans six propri?t?s de l’arri?re-pays du Mato Grosso.
Endett?s avant m?me d’arriver
Fazenda Dona Maria, 4 000 hectares d’?levage, de riz et de soja, ? 70 kilom?tres de Sinop, principale ville de la r?gion. L’?quipe pr?pare son intervention. Comme toujours, la police entre la premi?re : les propri?t?s sont parfois surveill?es par des pistoleiros, tueurs ? gages qui menacent de mort les esclaves pour les emp?cher de s’enfuir ou les liquident pendant leur fuite. La voix d’un policier crachouille dans la radio de Valderez Monte Rodriguez : ?S’il y a des tireurs embusqu?s, ne courez pas. Jetez-vous ? terre.? Les policiers d?boulent dans un hangar d?sert. Soudain, un homme torse nu arrive au volant d’une camionnette. C’est le g?rant de la fazenda. Le propri?taire, Ademar Nervo, est absent. Les policiers demandent ? ?tre conduits aupr?s des travailleurs. Les ?ouvriers? campent dans la for?t, sous des tentes couvertes d’une b?che noire qui accro?t la touffeur. Dans la ?cuisine?, des lambeaux de viande s?chent sur des branches, sous une nu?e de moustiques et de mouches. Les vingt-huit esclaves font leurs besoins dans la for?t, o? les cobras sont nombreux. Ils se lavent dans un ruisseau d’o? ils tirent aussi l’eau ? boire. Dans les terres, les hommes arrachent ? ? mains nues ? les racines et ce qui reste des troncs d’arbres abattus.
La nuit est tomb?e. Les inspecteurs sortent leurs questionnaires. Les esclaves se serrent autour de Valderez Monte Rodrigues. ?Il faut l’autorisation du gato Z? Maria pour sortir d’ici, souffle Adair. Moi, ?a fait 63 jours que je ne sors pas.? ?Et moi 70 !, s’?crie Raimundo. Le gato dit qu’on ne peut pas partir parce qu’on lui doit de l’argent.? Les hommes sont tomb?s dans le pi?ge de l’endettement perp?tuel. Le gato (le ?chat?, ainsi appel? parce qu’?il sait rebondir? ou qu’il est gatuno, ?filou?) est charg? par le propri?taire de recruter, au noir ?videmment, une main-d’oeuvre bon march? pour les t?ches, temporaires, de pr?paration de la terre (d?boisement, etc.). Le patron finance tout : le recrutement des ouvriers, leur transport jusqu’? la fazenda, leur logement, leur nourriture et l’ex?cution du travail. Mais en payant le minimum. Rarement ais?, sinon pauvre, le gato, lui, veut tirer le maximum de la somme que lui confie le propri?taire. ?C’est la pauvret? qui exploite la mis?re?, note Valderez.
Le gato recrute alors ? coups de promesses mensong?res une main-d’oeuvre essentiellement venue des hameaux du Maranhao et du Piaui, Etats les plus pauvres du pays, et que les autobus d?versent chaque semaine au Mato Grosso, grand producteur de soja et de viande bovine. Plus l’ouvrier vient de loin, plus il lui sera difficile de s’enfuir... Une fois dans l’exploitation, le gato lui vend tout ? cr?dit, ? des prix exorbitants, y compris ses outils de travail et sa nourriture. Ainsi l’?ouvrier? h?rite-t-il d’une dette ill?gale, qu’il doit ?ponger en travaillant, gratuitement ou presque, pour son exploiteur. Les plus humbles, qui ignorent tout de leurs droits, acceptent cette dette. ?Pour eux, la rembourser est une question d’honneur. Ils s’encha?nent ainsi eux-m?mes?, note le fr?re Xavier Plassat, de la CPT.
Maintenant, les policiers perquisitionnent la baraque de Z? Maria, le gato de la fazenda Dona Maria. Ils en sortent un grand couteau, un fusil charg? et des munitions. C’est aussi ici que se trouve la ?cantine?. Z? Maria y vend de tout : piles, biscuits, torches ?lectriques, lait en poudre, savon, cacha?a (l’eau de vie br?silienne)... La police saisit les cahiers, cribl?s de fautes d’orthographe, o? Z? Maria consigne la ?dette? des ouvriers. ?Il ne nous laisse pas acheter nos provisions ailleurs, raconte Antonio. Et quand on lui demande leur prix, il dit qu’on ne le saura qu’? la fin, ? l’heure des comptes.? En f?vrier, Francisco et ses comp?res s’?taient laiss?s s?duire par le salaire de 1 200 reais (338 euros) promis par le gato. Quand ils sont arriv?s ? la fazenda, ils ?taient d?j? endett?s, pour le transport et le stock de provisions achet?es en chemin. Avec le temps, leur consommation n’a fait qu’alourdir la dette. ?Il nous fait tout payer, m?me le maquillage de sa femme !?, raconte Francesco. Dans sa baraque, Z? Maria re?oit, couteau ? la taille et fusil charg? en ?vidence. ?C’est l? qu’il nous a annonc? que c’?tait nous qui lui devions de l’argent et non l’inverse, raconte Raimundo, et qu’on ne pourrait pas partir avant de nous acquitter de notre dette.? ?Quand j’ai dit que c’?tait injuste, il m’a menac? de mort, souffle Adair. Ensuite, il a menac? de tirer une balle dans la t?te de celui d’entre nous qui oserait d?noncer la situation.? Il y a trois mois, Francisco a tent? de fuir. Il a fait ? pied les quinze kilom?tres qui s?parent les champs de l’entr?e de l’exploitation, puis rejoint Sinop en stop. ?Mais, au bout de quatre jours, le gato m’a suivi pour me ramener.?
Sanctions trop l?g?res
Le convoi f?d?ral s’appr?te ? quitter la fazenda Dona Maria quand arrive Z? Maria. ?Je vous arr?te en flagrant d?lit de r?duction en esclavage?, dit Adriano Mendes Barbosa, le commissaire de la police f?d?rale. Menott?, Z? Maria est plac? en d?tention provisoire. Lui et le propri?taire sont mis en examen pour ?r?duction en esclavage?, un crime puni d’une peine de deux ? huit ans de prison. Pendant son interrogatoire, Ademar Nervo, riche agriculteur de Sinop, un homme maigre et nerveux, se ronge les ongles. ?Trouvez-vous normal d’avoir des esclaves dans votre propri?t? ? ?, demande le commissaire. Silence obstin?. Nervo r?pond seulement tout ignorer des pratiques de son gato.
Rien ne dit pour autant que les deux hommes seront sanctionn?s : jusqu’ici, aucun propri?taire ni gato n’a ?t? condamn? ? de la prison ferme. ?L’impunit? est l’une des principales causes de l’esclavage?, remarque Valderez Monte Rodrigues. ?Une v?ritable incitation au crime?, rench?rit le fr?re Xavier, qui en veut pour preuve que le travail forc?, jusqu’ici confin? aux zones recul?es, gagne des r?gions plus d?velopp?es comme Campos (Rio) ou la Bahia, o? l’on a r?cemment retir? 800 esclaves d’une seule fazenda de caf?... De connivence avec les ?lites agraires, les tribunaux r?gionaux ont syst?matiquement class? les affaires dont ils ont ?t? saisis. La justice f?d?rale, plus ind?pendante, reste peu sensible ? l’esclavage, et les rares condamn?s l’ont ?t? ? la distribution d’aides alimentaires.
Le projet de loi pr?voyant la confiscation des terres des propri?taires usant du travail forc? est en souffrance au Congr?s depuis des ann?es. Malgr? tout, il y a des signes, r?cents, d’?volution. Prot?g? de l’ancien gouvernement de centre droit, le d?put? Inocencio Oliveira, chez qui on a trouv? 53 esclaves, vient d’?tre condamn? par la justice du travail ? verser 530 000 reais (150 000 euros) de dommages moraux. Tr?s lourdes, les sentences pour dommages moraux qui commencent ? ?tre requises valent d?j? des menaces de mort au juge qui en est le pionnier. Il a d? changer d’affectation... Le minist?re du Travail vient de publier une ?liste noire?, encore partielle, de 53 personnes et soci?t?s accus?es d’avoir recours au travail forc?. Les banques publiques, ?qui ont jusqu’ici financ? l’esclavage, et pas toujours sans le savoir?, selon le fr?re Xavier, s’engagent d?sormais ? leur couper les fonds.
Les esclaves lib?r?s ont enfin re?u leur d?. ?Maintenant, vous connaissez vos droits, ne retombez pas dans les griffes d’un gato !?, sermonne Valderez. Mais la responsable des inspecteurs ne se fait pas d’illusions. ?La r?cidive est fr?quente. Leur libert? ne dure que le temps que durera cet argent. Sans politiques sociales, ils n’ont pas d’autre choix que de c?der au gato.? Le bus attend. Valderez Monte Rodrigues lance aux hommes: ?Ne passez pas l’argent dans la cacha?a.? Puis distribue son num?ro de t?l?phone et celui de la CPT. Au cas o?.