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JAPON

Japon : requiem pour la gauche

Jean-Marie BOUISSOU

Monday 17 November 2003, by BOUISSOU*Jean-Marie

Article paru dans Lib?ration, ?dition en ligne du lundi 17 novembre 2003.

Socialistes et communistes ont quasiment disparu de l’?chiquier politique nippon.

Six socialistes, neuf communistes : apr?s les ?lections du 9 novem bre, c’est tout ce qui reste de la gauche japonaise. Pourtant, pendant un demi-si?cle, le Parti socialiste a ?t? la seconde force politique de l’Archipel, et le seul contrepoids ? la puissance du Parti lib?ral-d?mocrate (PLD) ; en 1990, il rassemblait toujours pr?s de 25 % des suffrages et comptait 136 d?put?s. En 1996 encore, les communistes obtenaient 13 % des voix aux l?gislatives, en progression de 5 points, et leur sant? contrastait avec la d?b?cle de leurs homologues europ?ens. La quasi-extinction des deux partis tourne une page de l’histoire politique nippone.

Au moment o? elle dispara?t, il faut rendre ? la gauche japonaise l’hommage qu’elle m?rite au regard de l’histoire. N’en d?plaise ? ceux qui n’y voient que l’effet des vertus naturelles du peuple de l’Archipel et de sa suppos?e culture confuc?enne, les luttes sociales ont jou? un r?le majeur dans le ? miracle ? qui a refait du Japon vaincu une grande puissance ?conomique dot?e d’un ? mod?le ? original. Au lendemain de la guerre, la paysannerie a arrach? une r?forme agraire radicale, qui a permis le maintien de plusieurs millions de petites exploitations, dont le r?le dans les ?quilibres sociopolitiques et dans l’?cologie de l’Archipel n’est pas moindre que leur importance pour l’identit? nationale. Quant au compromis social fond? ? entre autres ? sur l’emploi ? ? vie ?, qui a fait de la soci?t? japonaise une des plus ?galitaires de la plan?te sans nuire pour autant ? son dynamisme, il n’a vu le jour qu’au terme de quinze ann?es de luttes syndicales acharn?es. Dans les rizi?res, dans les usines et dans la rue, les militants socialistes et communistes ?taient au premier rang. Certains y ont laiss? la vie, et des centaines de milliers l’ont pay? en ?tant exclus ? tout jamais des b?n?fices de l’emploi ? ? vie ?.

Si, apr?s le d?part des Am?ricains en 1952, la droite dure qui dominait alors le PLD n’a pas r?ussi ? supprimer les libert?s qu’ils avaient ?tablies, c’est encore ? l’opposition farouche du Parti socialiste, orchestrant l’action des syndicats de la soci?t? civile, que le Japon l’a d?. Son pr?sident, Inejir? Asanuma, l’a pay? de sa vie, assassin? par un extr?miste de droite le 12 octobre 1960, au terme de longs mois d’une mobilisation qui avait contraint le gouvernement de l’ultrar?actionnaire Kishi ? renoncer ? ses projets liberticides. Si le Japon est aujourd’hui la d?mocratie la mieux ?panouie de toute l’Asie, c’est aux militants de cette ?poque qu’il le doit.

Asanuma payait aussi son opposition v?h?mente ? l’alignement de la diplomatie japonaise sur Washington. Dans une Asie o? l’affrontement des blocs n’a rien eu d’une guerre ? froide ?, si les Etats-Unis n’ont jamais pu obtenir que des soldats japonais combattent ? leurs c?t?s, on le doit ? l’intransigeance avec laquelle la gauche ? avec l’immense majorit? de l’opinion ? a d?fendu la Constitution dont l’article 9 de la Loi supr?me interdit au Japon de recourir ? la force comme moyen de r?gler les diff?rends internationaux. Cette clause unique au monde fait encore de lui une puissance ? part, qui aura valeur d’exemple tant qu’il la conservera ? ce que la mort de la gauche rend de plus en plus douteux.

Dans les ann?es 70, c’est encore ? la gauche que le Japon a d? l’extension de la protection sociale et les mesures les plus r?solues contre une pollution port?e ? l’extr?me par le d?veloppement industriel. Ce sont les gouverneurs ?lus par des fronts socialistes-communistes dans les grandes r?gions urbaines, ? commencer par Tokyo (gouvern?e par un socialiste de 1967 ? 1979) et Osaka, qui ont pris ? cet effet des dispositions exemplaires, dont le succ?s populaire contraignit ensuite le PLD ? les g?n?raliser.

Que s’est-il pass? ensuite, qui a men? la gauche japonaise ? la scl?rose ? Au cours des trois d?cennies de croissance qui ont pr?c?d? la crise actuelle, la vie politique nippone s’est progressivement structur?e sur le m?me mod?le de ? concurrence limit?e ? que l’?conomie. Un mode de scrutin tr?s particulier permettait ? une m?me circonscription, dans les cas extr?mes, d’?tre repr?sent?e ? la fois par un socialiste, un communiste, un bouddhiste du K?meit? et un ou deux PLD, dont chacun pouvait se contenter de 10 % ? 20 % des voix pour ?tre ?lu. Ce syst?me prot?geait tous les partis en place contre les nouveaux entrants et leur assurait une part quasi garantie du ? march? politique ?, ? condition de s’abstenir entre eux de toute concurrence ? excessive ?, comme faisaient les entreprises. Le Parti socialiste pouvait ainsi se contenter de cultiver une client?le dont les syndicats de fonctionnaires formaient l’essentiel et qui suffisait pour fournir ? ses d?put?s ce qu’il leur fallait de voix pour conserver leurs si?ges presque ? coup s?r.

Pour conserver sa part de ce ? march? politique ? cartellis?, il suffisait que la boutique soit bien tenue et que ? l’?lecteur-client ? y retrouve sa marque pr?f?r?e. En d’autres termes, que l’appareil soit en ordre de marche et que le discours change le moins possible. Une recette assur?e pour la scl?rose id?ologique et le r?gne des apparatchiks. Chercher ? accro?tre sa part ?tait sans objet : le PLD, assur? de sa majorit?, n’en avait pas besoin, et la gauche, sans illusions sur ses chances de la lui enlever, craignait de rompre l’?quilibre de la concurrence limit?e. Significativement, Mme Takako Doi, port?e ? la pr?sidence du Parti socialiste en 1986 et qui avait attir? vers lui 10 millions d’?lecteurs nouveaux aux s?natoriales de 1989 en l’ouvrant sur la soci?t? civile, fut renvoy?e sans m?nagement par la vieille garde moins de deux ans plus tard...

Point n’?tait donc besoin, ni au PLD, ni dans l’opposition, de se soucier des nouvelles aspirations cr??es par la modernisation de l’Archipel, puis par la mondialisation. C’est ainsi que toute la classe politique s’est laiss? surprendre par la crise des ann?es 90 ? comme le monde des entreprises, assoupies elles aussi dans le confort de la concurrence limit?e. Mais si les r?formes structurelles se font encore attendre dans l’?conomie, sur laquelle les humeurs de l’opinion n’ont qu’un effet limit?, on y a proc?d? tr?s rapidement dans l’univers politique, sur lequel elles ont un impact imm?diat. D?s 1994, le mode de scrutin a ?t? chang? pour un syst?me-couperet (un seul si?ge par circonscription, un seul tour), qui oblige d?sormais les partis ? une concurrence sans aucune concession. Seule l’attribution d’une minorit? des si?ges ? la proportionnelle fournit encore une protection minimale, ? laquelle les quelques communistes et socialistes r??lus le 9 novembre doivent leur survie.

Le ? march? politique ? ainsi ouvert ? la concurrence est devenu terriblement fluide. Au moins 60 % des ?lecteurs n’ont plus d’identification partisane. Pour capter cette nouvelle client?le, l’offre politique a explos? : entre 1992 et 2000, une vingtaine de formations ont vu le jour, qui toutes pr?chaient la r?forme et s’essayaient aux strat?gies d’image import?es par des consultants anglo-saxons. A ce jeu, la gauche traditionnelle, prisonni?re d’un discours fig? et d’appareils syndicaux cramponn?s au statu quo, ?tait la plus mal arm?e. Le PLD, en puisant ? pleines mains dans les caisses de l’Etat pour entretenir ses client?les, a pu acheter le temps n?cessaire pour apprendre les nouvelles r?gles du jeu. Dans l’espoir d’en faire autant, en 1994, les socialistes ont accept? de servir de roue de secours aux lib?raux-d?mocrates dans un gouvernement de coalition. Cette strat?gie cynique a d?chir? le parti ; il a implos? en 1996. Une poign?e de parlementaires est rest?e garder la vieille maison. Les autres ont cherch? refuge au nouveau Parti d?mocrate, qui a successivement ramass? les d?bris de toutes les nouvelles formations apr?s qu’elles eurent ?chou? les unes apr?s les autres. Le Parti communiste, en maintenant envers et contre tout son ? image de marque ?, a mieux r?sist?, et m?me suscit? la sympathie ; mais, ? contre-courant de tout changement, il a fini par sombrer dans l’obsolescence.

La sc?ne politique japonaise est d?sormais ? am?ricanis?e ?. Deux formations la dominent. Proche du monde des affaires et des lobbies, puissamment financ?, empreint d’une id?ologie autoritaire, aspirant ? une posture internationale plus affirm?e, le PLD rappelle le Parti r?publicain. Plus social et plus lib?ral d’apparence, encore porteur des restes du pacifisme, le Parti d?mocrate ressemble ? son homologue d’outre-Pacifique, dont il a aussi l’h?t?rog?n?it?. Mais plus de 40 % des Japonais ne vont plus aux urnes. Les r?ves de lendemains radieux ont fait place aux jeux d’image dont le Premier ministre Koizumi est un ma?tre. Mais autant qu’? Confucius ou aux samoura?s, le ? mod?le ? et la d?mocratie japonais doivent beaucoup ? ces r?ves, dont la gauche nippone a ?t? porteuse en son temps.

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