Certains politologues occidentaux ont donn? une seconde vie ? l’expression "Grand Jeu" [qui ?tait utilis?e au XIXe si?cle ? propos des manoeuvres diplomatico-militaires de la Russie et de la Grande-Bretagne en Asie centrale] pour d?crire ce qui se d?roule dans la partie m?ridionale de l’ex-URSS depuis le milieu des ann?es 90. Ce "jeu", qui implique plusieurs puissances mondiales et r?gionales, a notamment pour but de contr?ler les tr?s importantes sources de p?trole et de gaz de la Caspienne.
Les deux principaux acteurs, la Russie et les Etats-Unis, ont des objectifs diam?tralement oppos?s. La Russie s’efforce, politiquement et ?conomiquement, de se maintenir dans le nord du Caucase et en Asie centrale afin de pouvoir un jour recr?er l’ancien espace sovi?tique. Les Etats-Unis font ?videmment tout ce qu’ils peuvent pour contrecarrer ce projet. Hormis ces deux puissances, d’autres pays participent au Grand Jeu : du c?t? des Etats-Unis, on trouve la Turquie, le Pakistan, l’Ukraine et, du moins en partie, l’Union europ?enne ; du c?t? de la Russie, le Kazakhstan, l’Iran et, dans une certaine mesure, la Chine.
Les Etats-Unis ont pris l’initiative en poussant cinq des anciennes R?publiques sovi?tiques (G?orgie, Ukraine, Ouzb?kistan, Azerba?djan et Moldavie) ? cr?er une organisation r?gionale ind?pendante de la Russie, qu’elles ont baptis?e GUUAM [d’apr?s les initiales des noms de chaque pays]. C’est dans ces pays que Washington a tent?, pendant la seconde moiti? des ann?es 90 et surtout sous le gouvernement Clinton, de mettre en place le programme de l’OTAN d?nomm? Partenariat pour la paix. Les Etats-Unis ont ainsi pris leurs marques dans plusieurs Etats membres de la CEI, ce qui a rendu possible, apr?s les attentats du 11 septembre 2001, la cr?ation rapide de bases militaires am?ricaines en Asie centrale et en G?orgie. L’un des premiers soucis diplomatiques de Vladimir Poutine a ?t? d’emp?cher l’Occident d’?vincer la Russie de cette zone m?ridionale de l’ex-URSS. Le probl?me n’est certes pas encore r?gl?, mais il a marqu? quelques points dans la bonne direction. Moscou a d’abord r?ussi ? reprendre en main les pays qui n’?taient pas entr?s dans le GUUAM et ? ranimer l’Organisation du trait? de s?curit? collective (OTSC). Poutine a ensuite renforc? le r?le de l’Organisation pour la coop?ration de Shanghai (OCS) [qui comprend l’Ouzb?kistan, le Kirghizistan, le Kazakhstan, le Tadjikistan, la Chine et la Russie], que certains observateurs voient comme une alliance russo-chinoise contre l’influence grandissante des Etats-Unis en Asie centrale. La Russie n’a-t-elle pas r?ussi ? d?baucher l’Ouzb?kistan, qui faisait initialement partie du GUUAM, et ? le faire entrer dans le groupe de Shanghai ? Mais le plus beau succ?s de Poutine dans ce domaine est assur?ment la conclusion d’une v?ritable union strat?gique avec le Kazakhstan. La Russie a accompli l’exploit d’?tablir avec ce pays un r?glement juridique du statut de la Caspienne. Malgr? les efforts d?ploy?s par les Am?ricains pour faire sortir le Kazakhstan de l’orbite russe, le pr?sident Noursoultan Nazarbaev a repouss? les s?duisantes propositions des Etats-Unis et de la Turquie concernant la construction de nouveaux ol?oducs pour transporter le p?trole kazakh en ?vitant le territoire russe, propositions que l’Azerba?djan [membre du GUUAM] a pour sa part accept?es avec empressement.
Il est ind?niable que les bases am?ricaines qui ont ?t? install?es en Asie centrale dans le cadre de la campagne internationale contre le terrorisme offrent aux Etats-Unis un excellent moyen de contr?le politique sur l’Asie centrale. La Russie, de son c?t?, tente avant tout de garder un pouvoir effectif dans le sud du Caucase gr?ce aux bases militaires dont elle dispose en Arm?nie, en Azerba?djan et en G?orgie, ainsi que par l’interm?diaire de ses forces de maintien de la paix ? la fronti?re entre la G?orgie et la r?publique s?paratiste d’Abkhazie. La Russie a su r?cup?rer le contr?le total de l’approvisionnement en hydrocarbures et en ?lectricit? de l’Arm?nie et de la G?orgie. Mais qu’est-ce que cela lui a rapport? ? En r?action ? son r?le croissant, les Etats-Unis ont accru leur pression sur la Turquie afin de la forcer ? ouvrir sa fronti?re avec l’Arm?nie. Et Erevan, ? son tour, a exprim? son d?sir de participer aux manoeuvres de l’OTAN qui se d?roulent en territoire azerba?djanais.
Le Grand Jeu se d?ploie avec ardeur dans le domaine strat?gique des ol?oducs qui doivent acheminer le p?trole extrait dans la r?gion de la mer Caspienne vers les grands march?s d’exportation. Ce n’est un secret pour personne, la politique ext?rieure russe a toujours cherch? ? renforcer les axes nord-sud [entre le Caucase ou l’Asie centrale et la Russie] et ? s’opposer aux tentatives des puissances occidentales de sortir ces zones m?ridionales de leur isolement en ?tablissant des routes est-ouest. Beaucoup d’observateurs ont estim?, sous Boris Eltsine, que les Etats-Unis et leurs alli?s europ?ens avaient r?ussi ? r?tablir une "nouvelle route de la soie", par laquelle devaient transiter les marchandises d’Europe vers l’Asie. Mais c’?tait crier victoire trop t?t, car l’un des succ?s manifestes de la diplomatie de Poutine a bel et bien ?t? de refaire de la Russie le premier pays de transit entre les deux continents. Cela ?tant, la construction de l’ol?oduc est-ouest entre Bakou et Ceyhan [en Turquie] est en cours. Ce sera le deuxi?me ol?oduc pour le p?trole de la Caspienne qui ne passe pas par la Russie.
Poutine ?touffe habilement les conflits en faisant passer au premier plan de sa politique ext?rieure l’id?e-force d’une coop?ration russo-am?ricaine dans la lutte contre le terrorisme international. Il n’est pas exclu que la participation, pr?vue, de la Russie aux op?rations de maintien de la paix aux c?t?s des Etats-Unis en Irak et peut-?tre plus tard en Afghanistan soit destin?e ? ?vincer en douceur les bases am?ricaines des pays membres de la CEI. Moscou pourrait en effet dire ? Washington : "C’est la Russie qui vient vous tirer du mauvais pas irakien. Alors, laissez-la remettre elle-m?me de l’ordre dans les gorges de Pankissi [en G?orgie, o? se cacheraient de nombreux combattants tch?tch?nes] et ? la fronti?re tadjiko-afghane."
Le Grand Jeu n’en est sans doute pas encore ? son paroxysme. On peut imaginer l’?bauche de sc?nario suivant : si Bush est r??lu, Washington passera ? la troisi?me ?tape de l’?largissement de l’OTAN. Apr?s l’adh?sion prochaine des trois Etats baltes, certains membres actuels du GUUAM pourraient ?tre invit?s, d’ici quelques ann?es, ? adh?rer ? leur tour, ce qu’ils recherchent d’ailleurs. Ainsi, vers 2005, la moiti? des anciennes R?publiques sovi?tiques pourrait bien avoir rejoint l’OTAN. Que pourrait alors faire la Russie ? Adh?rer ? son tour ? Poutine y songe probablement, et ce serait pour cela qu’il veut renforcer sa coop?ration militaire avec les Etats-Unis dans le cadre de la coalition antiterroriste.
Un nouveau grand acteur pourrait aussi intervenir dans le jeu : l’Union europ?enne, qui, d’alli?e purement ?conomique, se transforme en alli?e dot?e de structures militaires non n?gligeables. L’UE se fait des muscles politiques et ne cache pas ses ambitions dans la r?gion de la Caspienne. Toutefois, elle n’a pas l’intention d’intervenir dans le Caucase ou en Asie centrale comme simple aide de camp des Etats-Unis. Il est peu probable que l’UE se positionne dans cette r?gion sans l’accord de Moscou, qui pourrait participer ? la mise en oeuvre d’une alliance ?nerg?tique, base de l’int?gration de la Russie ? l’Europe. Et d’ailleurs, pourquoi la Russie et ses partenaires du "groupe de Shanghai" [OCS] n’inviteraient-ils pas l’UE en tant qu’observateur pour mener une lutte conjointe contre le terrorisme, le trafic de drogue, la criminalit?, menaces qui p?sent directement sur les Etats europ?ens ?