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Le contre-mod?le am?ricain

Joseph STIGLITZ

Tuesday 30 September 2003, by STIGLITZ*Joseph E.

L’Am?ricain Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’?conomie en 2001 et ancien conseiller de Bill Clinton repart ? l’assaut. Son nouveau livre, "Quand le capiptalisme perd la t?te", qui para?t le 7 octobre aux ?ditions Fayard, d?nonce les erreurs des ann?es 1990. Extraits.

Si l’administration Bush a fort mal g?r? l’?conomie, sa gestion de la mondialisation a ?t? bien pire. Les Etats-Unis sont la seule superpuissance, ?conomique et militaire. Le sens de la mondialisation, c’est que les pays du monde ont besoin de travailler ensemble, de coop?rer pour r?gler leurs probl?mes communs.

L’administration Clinton a parfois eu sur la question une attitude ambigu?. (...) Mais, quelles que soient les critiques que l’on puisse adresser ? la gestion de la mondialisation par l’administration Clinton, celle de Bush a ?t? mille fois pire. Il s’est retir? de plusieurs accords internationaux, du trait? sur le r?chauffement de la plan?te ? celui sur les armes strat?giques. Tout en parlant d’Etat de droit, son administration a manifest? un m?pris total pour la l?galit? internationale et esquiv? le Tribunal p?nal international. Apr?s quoi - comment s’en ?tonner ? -, lorsqu’elle a sollicit? l’aide des autres dans des affaires qui l’int?ressaient, elle s’est heurt?e ? un manque d’enthousiasme caract?ris?. M?me dans les domaines de la mondialisation ?conomique que, pendant les folles ann?es 1990, nous avions mal g?r?s, l’administration Bush a encore accru le m?contentement et aggrav? les choses. Aux anciennes accusations d’hypocrisie, d’autres sont venues s’ajouter. Les subventions agricoles et les droits de douane sur l’acier ont atteint de nouveaux sommets. Nous, citadins, pourrions nous mettre d’accord sur la n?cessit? de r?duire les subventions agricoles. (...)

En cette ?re nouvelle de mondialisation, ce ne sont pas seulement les marchandises qui circulent plus librement sur la plan?te, mais aussi les id?es.

L’apparent triomphe du capitalisme am?ricain a eu une ?norme influence en Europe, en Am?rique latine, en Asie, dans le monde entier. Les autres pays ont voulu savoir ? quoi les Etats-Unis devaient leur succ?s afin de mieux les imiter. Et certains, chez nous, n’ont pas ?t? avares de confidences sur leurs points de vue. Le d?partement du Tr?sor -l’?quivalent du minist?re du budget-, par exemple, a spontan?ment expliqu? aux pays d’Asie pourquoi ils devaient adopter les usages am?ricains en mati?re de comptabilit? et de gouvernement d’entreprise. L’Am?rique latine a d? (bon gr?, mal gr?) appliquer les politiques du "consensus de Washington" -ensemble de r?gles de politique ?conomique pour les pays ?mergents, d?fendu par le FMI, la Banque mondiale et le d?partement du Tr?sor am?ricain-, qui ?taient cens?es rapprocher ses ?conomies de celle de son voisin du Nord.

En Europe, certains se sont fait un plaisir de donner leur interpr?tation personnelle : c’?taient la gestion des entreprises en fonction de la rentabilit? imm?diate et les PDG dynamiques stimul?s par leur gros salaire qui faisaient la diff?rence. Interpr?tation agr?able aux PDG europ?ens, qui regardaient avec envie leurs homologues am?ricains, pay?s dix ou cent fois plus tout en ne faisant pas mieux qu’eux. (...)

Soyons clair : la question n’est pas que les PDG am?ricains, ? ce moment particulier de l’histoire, aient ?t? particuli?rement odieux, ou les PDG europ?ens, en moyenne, plus vertueux, mais que les premiers ont ?t? soumis ? des tentations auxquelles ils ne pouvaient pas r?sister : les innovations financi?res leur apportaient de nouveaux moyens de voler leurs actionnaires et des incitations plus grandes ? le faire ; et, en s’?tendant aux cabinets d’audit et aux banques, ces probl?mes communs ? toutes les entreprises se renfor?aient mutuellement. L’incitation ? changer les normes de comportement ?tait forte, et elles ont chang?. Il est devenu acceptable, voire n?cessaire, de verser des r?mun?rations qui ? une autre ?poque ou en d’autres lieux auraient paru scandaleuses. (...) Mais les probl?mes sont apparus aux Etats-Unis avant que ces pratiques n’aient fait des d?g?ts permanents en Europe, heureusement pour elle.

Aujourd’hui, beaucoup d’efforts y sont men?s pour raffermir la gouvernance d’entreprise et durcir les normes comptables, et, tout comme en Am?rique, la r?sistance est vive. (...) Et si, sur bien des plans, l’Europe part d’une meilleure base que l’Am?rique, sur d’autres, c’est l’inverse : on peut soutenir que le cadre juridique des Etats-Unis - avec les principes de la common law -le droit commun anglosaxon-, qui prot?gent les actionnaires minoritaires, et le chevauchement des juridictions, qui autorise ? la fois des proc?s intent?s par la SEC -Securities and Exchange Commission, organe am?ricain de surveillance de la Bourse- au niveau f?d?ral et d’autres intent?s par les attorney general -procureurs g?n?raux- au niveau des Etats - assure un meilleur respect des r?glementations existantes, quelles qu’elles soient. Ce n’est pas la SEC, captur?e par George Bush et ses amis, dont beaucoup ont fait fortune par le biais de m?thodes qui ne sont pas tr?s ?loign?es des comportements en cause et n’y voient donc gu?re ? redire (tant qu’on n’est pas pris), mais l’attorney general de l’Etat de New York, Eliot Spitzer, qui a r?v?l? et poursuivi les m?faits les plus notoires -Le Monde du 16 septembre-.

Il y a l? une le?on ? tirer pour l’Europe. Dans ce domaine comme dans d’autres li?s au comportement des entreprises, mieux vaut avoir une double surveillance ; c’est un vrai risque de concentrer le contr?le ? Bruxelles, c’en est un aussi d’en laisser l’exclusivit? aux pays membres. L’Italie fournit un exemple clair du second danger : ? l’heure o? le reste du monde concentre toute son attention sur la n?cessit? de normes comptables fortes, le gouvernement italien de centre droit a d?criminalis? la fraude comptable, en faisant un simple d?lit. Message adress? aux firmes italiennes : ce n’est pas bien grave si vous volez un peu vos actionnaires - disons de 5 % de la valeur de l’entreprise (ce qui peut repr?senter une somme ?norme) -, ce n’est en tout cas pas pire que de rouler ? 60 quand la vitesse est limit?e ? 50. (...)

En macro?conomie, l’administration Bush a donn? le pire exemple possible aux gouvernements de centre droit du monde entier. Par un cruel paradoxe, c’est le centre gauche qui est devenu le garant de la discipline budg?taire, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. En pr?conisant des r?ductions d’imp?ts pour stimuler l’?conomie, le centre droit a repris le discours keyn?sien - seulement le discours. Ses r?ductions d’imp?ts ne sont pas con?ues pour stimuler l’?conomie mais pour enrichir davantage ceux qui gagnent d?j? gros. Aucun pays europ?en n’a eu autant d’audace que Bush - que ce soit pour l’ampleur des d?ficits futurs ? perte de vue ou pour leur injustice. Le pacte de stabilit? a jou? ici un r?le ambigu : il a interdit les exc?s, mais il a aussi emp?ch? l’Europe d’agir comme elle aurait d? le faire pour maintenir son dynamisme ?conomique. (Au moins admet-on, d?sormais, que le manque de flexibilit? du march? du travail n’est pas le seul probl?me auquel l’Europe est confront?e.)

Un curieux d?bat s’est ouvert dans certains pays d’Europe, comme aux Etats-Unis : quelle mesure est la plus efficace pour relancer l’?conomie, les r?ductions d’imp?ts ou l’augmentation des d?penses ? Le centre droit, sans aucun argument th?orique ni preuve ? l’appui, pr?tend que ce sont les r?ductions d’imp?ts. La bonne r?ponse est : cela d?pend du type de r?duction.

L’augmentation des d?penses est de loin plus efficace que les r?ductions d’imp?ts pour les riches (en particulier celle de l’imp?t sur les dividendes aux Etats-Unis). S’il s’agit de d?penses de sant? et d’?ducation, elles peuvent poser les bases d’une soci?t? plus ?galitaire et d’une croissance future plus forte. En revanche, un cr?dit d’imp?t sur l’investissement bien cibl? ou une r?duction d’imp?t pour les pauvres peuvent avoir des effets tout aussi b?n?fiques qu’une augmentation des d?penses. Dans certains cas, pour limiter les d?ficits li?s aux r?ductions d’imp?ts, on a diminu? les d?penses : ces strat?gies-l? peuvent en fait d?primer l’?conomie.

Au moment o? ce livre est mis sous presse, l’Europe conna?t une r?cession qui fait monter les taux de ch?mage. Ceux-ci sont tellement hauts depuis si longtemps que, dans certains cercles, on ne pr?te pas grande attention ? ces fluctuations. Mais elles ont tout de m?me des co?ts ?normes, car elles r?duisent encore plus les perspectives de retour ? l’emploi des licenci?s et contribuent au malaise social, au m?contentement.

En Europe comme aux Etats-Unis, ce sont les non-qualifi?s et les non-instruits qui portent l’essentiel du fardeau. Dans de nombreux pays europ?ens, comme en Am?rique, les probl?mes sont concentr?s sur certains groupes ethniques. On peut m?me, dans certains cas, les transf?rer en partie ? l’?tranger : la baisse de la demande de main-d’?uvre en Espagne a fait monter le ch?mage en Equateur. Mais, d’un point de vue mondial, on ne saurait ignorer ces co?ts.

Un autre aspect de la politique ?conomique des folles ann?es 1990, s’il a moins retenu l’attention que l’explosion de la Bourse, est peut-?tre plus pertinent pour l’Europe, qui cherche une solution ? son probl?me de ch?mage persistant. Il ne consiste pas ? ?liminer les m?canismes de protection de l’emploi mais ? les restructurer.

Nous avons fait une plus large place, par exemple, ? des cr?dits d’imp?t sur le revenu du travail, en vertu desquels l’Etat encourageait l’embauche des travailleurs non qualifi?s en leur assurant un compl?ment de r?mun?ration pouvant repr?senter jusqu’? 40 % du salaire vers? par l’entreprise ; des mesures fortes de dynamisation du march? du travail ont contribu? ? former les salari?s aux nouveaux emplois qui se cr?aient et ? faciliter le passage de l’assistance ? l’emploi ; des r?formes du syst?me de prestations ont assur? que personne n’aggraverait sa situation en se mettant ? travailler.

La r?action de la Banque centrale europ?enne ? l’entr?e en r?cession illustre une r?alit? politique apparue clairement dans le d?bat sur la mondialisation : parfois, lorsqu’on transf?re "? plus haut niveau" la prise de d?cision, ce qu’on d?cide est moins conforme aux pr?occupations locales et un "d?ficit d?mocratique" se fait jour. Si l’on avait demand? aux citoyens d’Europe et d’Am?rique : "Etes-vous favorables ? un niveau de protection de la propri?t? intellectuelle en vertu duquel les malades du sida au Botswana n’auront plus acc?s ? prix abordable aux m?dicaments g?n?riques pouvant les sauver ? ", je doute fort qu’ils auraient approuv? l’id?e ? la quasi-unanimit?. Mais on ne leur a pas pos? la question. On l’a pos?e aux ministres du commerce, qui, sous la pression des compagnies pharmaceutiques, ont r?pondu dans le sens diam?tralement oppos?. De m?me, si l’on avait demand? aux citoyens europ?ens : "L’emploi et la croissance sont-ils des pr?occupations pour vous, et pensez-vous que votre banque centrale devrait s’y int?resser au moins un peu ? ", je suis s?r qu’ils auraient r?pondu oui. Mais ce n’est pas ce qu’ont fait les fondateurs de la Banque centrale europ?enne en lui donnant pour mission de se concentrer exclusivement sur l’inflation.

Tout cela pose ? l’Europe, ? l’Asie et ? l’Am?rique latine la question fondamentale : quel type d’?conomie de march? veulent-elles cr?er ? Est-ce un capitalisme ? l’am?ricaine ou un capitalisme ? visage humain, plus doux, ? la su?doise ? Sur une plan?te mondialis?e, faut-il que nous marchions tous du m?me pas ? Quelle place existe-t-il pour la diversit? ? L’Am?rique latine prend peu ? peu conscience du fait que le type de capitalisme qu’on lui a vendu, le "consensus de Washington", ?tait peut-?tre celui que pr?chait le d?partement du Tr?sor des Etats-Unis mais pas celui que pratiquaient les Etats-Unis. Il y avait, dans certains domaines, consensus ? Washington pour estimer le consensus de Washington mauvais pour les Etats-Unis, quelles que fussent ses vertus pour le reste du monde, ou quel que f?t l’avantage, pour servir les int?r?ts am?ricains, d’amener les autres ? agir autrement que les Am?ricains.

Aux Etats-Unis, il y avait par exemple consensus pour que la Federal Reserve -la banque centrale des Etats-Unis- continue ? prendre en compte la croissance et l’emploi ; il y avait consensus pour maintenir la caisse de retraite publique, m?me si beaucoup, dans le priv?, bavaient d’envie ? la perspective des profits qu’ils pourraient r?aliser si on la privatisait ; il n’y avait pas de consensus pour privatiser les compagnies publiques d’?lectricit? - les propositions en ce sens ne faisaient aucun progr?s au Congr?s ; il y avait consensus, malgr? le faible taux de ch?mage, pour penser qu’il fallait prot?ger les travailleurs am?ricains contre les vagues d’importations, m?me si certains souhaitaient le faire en les aidant ? trouver un autre emploi et non par des mesures protectionnistes.

En Europe, on parle beaucoup de la convergence, de l’adoption de normes, r?glementations et pratiques similaires, voire identiques, par tous les pays. Les Latino-Am?ricains ont cru que les r?formes allaient les faire "converger" avec le type d’?conomie de march? qui existe aux Etats-Unis. Progressivement, ils comprennent qu’elles ne l’ont pas fait. Ils ont ?t? contraints d’adopter une forme d’?conomie de march? qui est peut-?tre le r?ve d’un conservateur mais ne correspond ? la r?alit? d’aucun pays d?mocratique prosp?re. L’?chec est ?vident, et les contrecoups, d?j? visibles.

Les ?conomies de march? ne sont pas capables de s’autor?guler. Elles sont soumises ? des chocs qui ?chappent ? leur contr?le. Il leur arrive de perdre la t?te et de paniquer, de passer de l’exub?rance au pessimisme irrationnel, de virer ? l’escroquerie, de prendre des risques tels qu’ils rel?vent presque du pari, et les co?ts des erreurs et des m?faits sont tr?s souvent support?s par l’ensemble de la soci?t?. Ces derni?res ann?es, en Am?rique latine et en Asie, ces probl?mes se sont manifest?s par le biais des flux de capitaux ? court terme, des hedge funds et de la sp?culation, avec des effets flagrants ? la Bourse et dans l’immobilier. Auparavant, ils le faisaient par d’autres m?canismes. (...) Demain, n’en doutons pas, ils le feront encore sous de nouvelles formes. (...) L’un des plus grands d?fis auxquels fait face l’Europe elle-m?me, mais qui est crucial aussi pour les relations entre pays en d?veloppement et pays d?velopp?s, est le r?le des normes et de la normalisation (ou - terme plus lourd de sens - l’homog?n?isation).

Soyons clair : il n’y a aucune raison de nous obliger tous ? consommer les m?mes aliments, ? d?penser notre argent de la m?me fa?on, etc.

Le grand m?rite de l’?conomie de march?, c’est qu’elle donne la libert? de choisir, du moins ? ceux qui disposent de revenus suffisants. Or, dans les folles ann?es 1990, on a parfois eu l’impression que les pays allaient perdre cette libert?, qu’ils ne pourraient plus choisir vers quelle soci?t? ils voulaient aller : tout le monde devait adopter le capitalisme ? l’am?ricaine. Nous savons maintenant que c’?tait une mauvaise voie. Il est des domaines o? les normes sont absolument essentielles : les consommateurs doivent ?tre s?rs, par exemple, que les aliments qu’ils mangent sont sains, d’o? qu’ils viennent ; s’il y a un doute, ils sont au moins en droit de savoir comment on les a produits afin de pouvoir juger par eux-m?mes.

Les banques et les march?s des titres constituent, ? mon sens, un autre cas o? des normes sont indispensables : les d?posants doivent ?tre s?rs qu’ils r?cup?reront leur argent, les investisseurs, qu’ils ne seront pas d?trouss?s. Dans d’autres domaines, en particulier quand il y a une incertitude concernant le comportement requis, la concurrence entre les normes et les l?gislations peut ?tre pr?cieuse : l’exp?rience prouve que les investisseurs se dirigeront vers les march?s o? ils sont le mieux prot?g?s. Mais parfois, notamment quand l’une des parties pr?sentes sur le march? est tr?s mal inform?e, cette concurrence entre les pouvoirs publics peut tourner ? la course vers le pire.

Il est ?galement justifi? de conclure des accords internationaux quand ce qui touche un pays particulier a des effets sur le monde entier. La surconsommation d’?nergie des Etats-Unis, avec les ?missions de gaz ? effet de serre qui en r?sultent, est le plus important facteur d’origine humaine du r?chauffement de la plan?te. Il devrait exister des normes internationales en ce domaine, et des sanctions commerciales pour les faire respecter.

En revanche, il n’y a aucune raison d’imposer ? tous les pays de s’ouvrir pleinement aux flux de capitaux sp?culatifs ? court terme.

Certains pourraient d?cider de mieux prot?ger leurs salari?s, de privil?gier davantage la sant? et la s?curit?, ou encore de pratiquer un zonage plus strict. Ces d?cisions comportent des avantages et des co?ts, assum?s par les habitants du pays : ce devrait donc ?tre ? eux de les prendre.

P.S.

Quand le capitalisme perd la t?te, de Joseph E. Stiglitz, ?d. Fayard, 417 pages, 20 ?.

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