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MARIAGE

Etre ou ne pas ?tre Danois

Antoine Jacob

Friday 5 September 2003, by JACOB*Antoine

Article paru dans Le Monde, ?dition du vendredi 5 septembre 2003.

Au Danemark, le gouvernement est parti en guerre, avec l’appui de l’extr?me droite, contre les mariages arrang?s parmi les immigr?s. La nouvelle loi a des cons?quences ubuesques.

De ses fen?tres, au huiti?me ?tage d’un immeuble en briques ocre, Stine Jakobsen pourrait presque, par temps clair, apercevoir son pays, le Danemark. Un d?tail qui, ce jour-l?, n’a gu?re d’importance : il tombe un crachin sournois sur Malm? et le ciel est d?sesp?r?ment gris.

Jeune femme au visage arrondi tamis? de taches de rousseur, Stine fait ses ?tudes de sciences sociales au Danemark, de l’autre c?t? du d?troit de l’Oresund. Elle y a aussi sa famille - un p?re avocat et une m?re enseignante - et ses amis. Pourtant, elle habite sur la rive su?doise, au sommet de cette tour de banlieue, dans un appartement propret et sans ?me. C’est ici qu’elle a d? emm?nager en d?cembre, pour pouvoir vivre avec Daniel, un jeune P?ruvien, rencontr? il y a deux ans alors qu’il passait des vacances au Danemark.

Pourquoi cet exil ? Le couple a eu la malchance de se marier un mois apr?s l’entr?e en vigueur, en juillet 2002, d’une nouvelle loi au Danemark, durcissant les conditions d’accueil des conjoints et conjointes d’origine ?trang?re. Une loi sur le regroupement familial, qui impose une s?rie de conditions telles que bon nombre de couples ne parviennent pas ? vivre ensemble dans le petit royaume scandinave. Daniel et Stine ne pouvaient pr?tendre ? ce droit puisque ni l’un ni l’autre, le jour de leur mariage, n’avait 24 ans, l’?ge minimum pr?vu par la loi pour faire une demande de regroupement familial.

M?me s’ils avaient respect? ce crit?re, il n’est pas s?r que la Direction des ?trangers, l’organisme officiel danois qui statue sur les demandes de regroupement familial, e?t accord? un permis de r?sidence ? Daniel. Pour ce faire, Stine aurait d? bloquer sur un compte en banque une somme de 51 600 couronnes (6 954 euros) : un d?p?t pr?vu pour compenser les ?ventuelles d?penses sociales occasionn?es par Daniel, notamment en cas de maladie. Etant ?tudiante, elle aurait toutefois ?t? dispens?e de justifier de revenus suffisants pour subvenir aux besoins de son couple, soit un minimum ?quivalant ? 1 140 euros.

De plus, Stine aurait d? pr?senter un contrat de location de logement en bonne et due forme, portant sur une dur?e de trois ans au minimum, ce qui est loin d’?tre ?vident dans une ville comme Copenhague. Enfin, et c’est le point le plus contest? de la loi, le couple aurait d? prouver que ses liens, son attachement avec le Danemark, sont plus forts que ceux qu’il entretient avec le P?rou, ou un autre pays. Une notion assez floue qui est laiss?e ? l’appr?ciation du personnel de la Direction des ?trangers.

C’est donc ? Malm?, ville su?doise reli?e au Danemark par un pont-tunnel de 16 kilom?tres, que le couple est parti s’installer, pour contourner la l?gislation danoise. Il n’est pas le seul. Les demandes de permis de s?jour c?t? su?dois affluent depuis l’entr?e en vigueur de la loi concoct?e par le gouvernement de centre-droite, avec le soutien actif du Parti du peuple danois, une formation d’extr?me droite ayant r?colt? 12 % des voix aux l?gislatives de 2001. "Depuis le d?but de l’ann?e, nous recevons trente ? quarante dossiers de ce genre par mois, voire jusqu’? cinquante pendant les mois d’?t?", comptabilise Aasa Lindberg, qui traite ces cas particuliers ? l’antenne r?gionale de la Direction su?doise de l’immigration.

Au bout du compte, une Danoise mari?e ? un ressortissant d’un Etat non membre de l’Espace ?conomique europ?en (les Quinze plus la Norv?ge, l’Islande et le Liechten-stein) aura moins de mal ? le faire venir en Su?de que dans son propre pays ! Cette possibilit? est pr?vue par l’accord sur la libre circulation de la main-d’?uvre au sein de l’Union europ?enne (UE). Apr?s deux ans pass?s ? Malm?, Stine pourra alors, en tant que ressortissante nordique, demander la nationalit? su?doise. Puis red?m?nager vers son propre pays d’origine, avec Daniel dans ses bagages, en b?n?ficiant desdites r?gles sur la libre circulation de la main-d’?uvre... "Peut-?tre que nous attendrons deux ans, mais je ne vois pas pourquoi je devrais changer de nationalit?", objecte la jeune Danoise sans perdre son air placide.

Pour son compatriote Bent Munk, cette hypoth?se est compl?tement exclue. "Je veux vivre avec ma famille dans mon pays, c’est mon droit le plus ?l?mentaire ! ", ass?ne cet architecte de 48 ans. Assise ? ses c?t?s, dans un caf? d’un centre commercial de Copenhague, au milieu du brouhaha des courses du vendredi apr?s-midi, son ?pouse Jazmina est arriv?e la veille de Colombie avec un visa de tourisme de trois mois. Son dossier de regroupement familial, d?pos? ? Bogota, a ?t? rejet?.

Souriante en d?pit de la fatigue du voyage, Jazmina, 33 ans, raconte comment elle a quitt? son emploi d’assistante juridique d’un s?nateur colombien, en pr?vision de son d?m?nagement vers le Danemark. "Nous pensions, intervient Bent, que cette demande de permis de s?jour ne serait qu’une simple formalit?, puisque je gagne bien ma vie ici, j’ai ma propre petite entreprise et une maison, je paie mes imp?ts, et j’ai m?me trouv? un emploi pour Jazmina." Divorc? et p?re d’un enfant, Bent a rencontr? Jazmina, dans la m?me situation familiale que lui, gr?ce ? Internet, il y a trois ans. Ils se sont mari?s d?s leur premi?re rencontre, en mars 2003, lorsque Bent s’est rendu ? Bogota. Un p?riple qui lui vaut aujourd’hui de ne pas pouvoir faire venir chez lui sa femme et son enfant : "Ils ont estim? que les liens de notre couple avec la Colombie ?taient plus forts qu’avec le Danemark... Tout cela parce que je suis all? une fois l?-bas et que Jazmina, elle, n’est jamais venue avant dans mon pays et qu’elle n’a pas la chance de parler danois. Mais comment voulez-vous qu’elle ait pu venir ici ? Ce n’est que parce qu’elle est ma femme qu’elle a pu obtenir un visa de tourisme ! "

Dr?le de contexte pour une premi?re visite dans ce pays qui, nagu?re, jouissait d’une image de grande tol?rance. Le Danemark, terre d’accueil o? il fait bon vivre en d?pit d’un climat un peu frais. Copenhague et ses rues embouteill?es de v?los, sa ville libre de Christiania, fief d’anciens hippies o? le petit commerce de haschisch se d?roule au vu et au su des passants. C’est justement cette r?putation de soci?t? libre et accessible ? tous que le gouvernement du lib?ral Anders Fogh Rasmussen s’attache ? corriger avec, comme aiguillon, le Parti du peuple danois. Depuis quelques ann?es, le d?bat public s’est concentr? sur la pr?sence des immigr?s d’origine non occidentale dans le pays, bien qu’ils ne repr?sentent pas plus de 5 % environ des 5,3 millions d’habitants du royaume.

BENT MUNK le reconna?t, il a vot? pour M. Fogh Rasmussen aux derni?res l?gislatives. "Je pense qu’il est tr?s dynamique, mais son gouvernement n’est pas bon sur ce dossier", d?plore-t-il. L’architecte approuve n?anmoins le motif officiel avanc? par le premier ministre pour justifier le durcissement des r?gles sur le regroupement familial : "Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut r?duire le nombre de mariages forc?s ou arrang?s, mais ?a ne nous concerne pas, Jazmina et moi..."

Le gouvernement entend, en effet, s’en prendre ? ces ph?nom?nes de "mariages syst?matiques chez les Turcs, les Pakistanais ou les Somaliens", consid?r?s comme un obstacle majeur ? leur int?gration dans le pays, explique froidement Eyvind Vesselbo, porte-parole du Parti lib?ral (au pouvoir) pour les questions d’immigration. Personne au Danemark, tant dans le milieu associatif que chez les autorit?s concern?es, ne peut toutefois mesurer l’ampleur r?elle des mariages forc?s. Les m?dias danois en parlent beaucoup, quitte ? faire l’amalgame, comme bon nombre de responsables politiques, avec la question plus d?licate des mariages arrang?s.

Lubna Arshad, une jeune femme n?e au Danemark de parents pakistanais, n’a pas honte de dire que sa famille et ses amis l’ont "aid?e ? trouver le mari appropri?". Shakoor est un cousin ?loign? vivant au Pakistan, qu’elle a "toujours plus ou moins connu". "Je suis heureuse dans mon mariage, si vous voulez savoir", glisse cette ?tudiante en pharmacie, les cheveux prot?g?s par un foulard vert. Mais une ombre plane sur leur union. Shakoor n’a pas ?t? autoris? ? venir rejoindre sa femme, au nom de la loi sur le regroupement familial. Tous les deux n’ont pas encore 24 ans, l’?ge au-del? duquel une personne, selon le gouvernement, encourt moins le risque d’?tre victime d’un mariage forc? ou arrang?. "C’est une excuse ridicule. Cette loi est destin?e ? punir les Danois qui veulent garder le contact avec la culture de leurs parents", s’irrite Lubna, approuv?e du regard par son jeune fr?re, qui assiste ? l’entretien.

Pour St?phanie Lagoutte, juriste ? l’Institut des droits de l’homme, partiellement financ? par l’Etat danois, la philosophie de la loi est bien de r?duire le nombre d’?trangers dans le pays : "C’est un droit souverain d’un Etat, ? condition de respecter les droits fondamentaux de l’individu." Jusqu’? pr?sent, aucun recours n’a atteint le niveau des tribunaux danois, ?tant donn? la lenteur des proc?dures d’appel. "Il n’y a aucun espoir de plainte devant la Cour europ?enne des droits de l’homme avant cinq ? six ans, constate-t-elle. D’ici l?, ? moins d’un arr?t d’un tribunal danois, le gouvernement peut clamer qu’il n’y a aucun probl?me avec cette loi..." D’apr?s cette Fran?aise install?e ? Copenhague, "le point le plus critiquable de la loi est de refuser de consid?rer que la nationalit? danoise, qu’elle soit obtenue par naissance ou par naturalisation, soit un crit?re d?cisif pour d?terminer l’attachement ou non d’une personne au Danemark. Cela revient en pratique ? traiter diff?remment en droit des Danois suivant qu’ils sont issus ou non de l’immigration". Les statistiques de la Direction su?doise de l’immigration ?tayent cette th?se : sur toutes les demandes de permis de r?sidence d?pos?es ? Malm? par des couples comprenant un ressortissant danois, celui-ci est, "dans 70 % ? 80 % des cas, n? dans un autre pays", note Aasa Lindberg. "Chez nous, pr?cise-t-elle, on n’a pas ? savoir si un mariage est forc? ou non." L’essentiel est de pouvoir prouver qu’on a de quoi subvenir ? ses besoins.

Pourtant, au pays de Kierkegaard, les m?dias ne se penchent gu?re sur la question de savoir ce qu’est un Danois et ? partir de combien temps on peut le devenir. Plus int?ressantes ? leurs yeux sont les injustices de la loi touchant "les Danois blancs", selon l’expression rencontr?e ici ou l?. C’est le cas de Bent Munk, ou de tel ancien ambassadeur emp?ch? de revenir au pays avec son ?pouse rencontr?e lors d’une mission ? l’?tranger. Face au nombre croissant de cas de ce genre - d?nonc?s par l’association Mariage sans fronti?res, forte de quelque 700 membres payants -, le ministre de l’int?gration, le lib?ral Bertil Haarder, a promis d’amender la loi d’ici l’automne. Les n?gociations sont en cours avec l’extr?me droite.

La marge de man?uvre du gouvernement est ?troite. L’?quation est la suivante : comment corriger la loi en faveur des Danois de souche sans ?tre attaqu? pour discrimination ? "On nous reproche d’?tre ? la limite de l’inacceptable, mais l’important, c’est de ne pas aller au-del?", l?che M. Vesselbo. L’opinion publique semble suivre. Pour Ida Moeller, porte-parole de Mariage sans fronti?res, "les Danois moyens voient simplement la r?duction du nombre de personnes qui ont demand? un permis de r?sidence".

De fait, le gouvernement se f?licite de la chute de demandes de regroupement familial (?poux et parents) de 1 550 en janvier 2002 ? 527 en juillet 2003. Le nombre de demandeurs d’asile a, lui aussi, plong?. "Mais, ajoute Ida Moeller, elle-m?me mari?e ? un Cubain en cours de r?gularisation, les Danois ne r?alisent pas que leurs enfants, un jour, ne pourront pas, eux non plus, choisir librement avec qui et o? faire leur vie."

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