Les Etats-Unis craignent de ne pas b?n?ficier de la croissance chinoise.
Washington de notre correspondant
Chaque ?poque a droit ? sa grande peur venue d’Extr?me-Orient. Dans les ann?es 50-60, c’?tait le ?p?ril jaune?, sept cents millions de Chinois, et moi et moi et moi. Dans les ann?es 80, ?l’?treinte du samoura?? : le Japon croquait des gratte-ciel ? New York, des studios ? Hollywood, inondait le march? automobile, innovait... Aujourd’hui, c’est ?le tigre dop? aux st?ro?des?, pour reprendre une expression de Charlene Barshevsky, l’ancienne repr?sentante au Commerce sous la pr?sidence de Bill Clinton. La Chine s’est r?veill?e et elle envahit les rayons des grands magasins de jouets, v?tements, t?l?s, r?frig?rateurs, vaisselle, appareils photo, lampes... Elle rach?te m?me des entreprises, devient cr?anci?re de l’Etat f?d?ral am?ricain et menace de se muer en superpuissance. Au rythme de croissance actuel, elle sera la premi?re ?conomie du monde dans dix ans.
Perdants et gagnants. Tour ? tour, les magazines ?conomiques lui consacrent leur une. Le mois dernier, The Economist titrait sur l’essor des r?gions int?rieures du pays. Ce mois-ci, c’est Business Week qui mettait en garde ses lecteurs. ?Les trois mots les plus effrayants dans l’industrie am?ricaine : "le prix chinois"?, claironnait la une du magazine. Avec cette explication en sous-titre : ?Baissez vos prix d’au moins 30 %, ou perdez vos clients. Presque toutes les entreprises industrielles sont vuln?rables. R?sultat : un changement massif du pouvoir ?conomique est en cours.? La Chine est au coeur du d?bat politique. Les r?publicains invoquent son agressivit? commerciale pour justifier le d?ficit ext?rieur qui se creuse ; les d?mocrates accusent l’administration Bush de ne rien faire pour emp?cher les d?localisations et les pertes d’emplois.
A observer le d?veloppement chinois, de nombreux ?conomistes commencent ? perdre leur latin. Jusque-l?, ils s’en tenaient ? ce qu’on apprend dans les manuels d’?conomie : le libre commerce est b?n?fique pour tout le monde. Comme l’a th?oris? David Ricardo au d?but du XIXe si?cle, si chacun se sp?cialise l? o? il est le meilleur, tout le monde en profitera, gr?ce au commerce. Avec ses tr?s bas salaires, la Chine rafle certes des march?s dans le textile ou l’?lectronique, ce qui d?truit des millions d’emplois dans ces secteurs en Occident ; mais en se d?veloppant rapidement, elle participe ? la croissance des pays industriels, qui peuvent cr?er des emplois plus qualifi?s. Ce raisonnement, consid?r? comme l’un des plus solides de la th?orie ?conomique, se fissure. Car la Chine, et l’Inde, cr?ent aussi des emplois dans les domaines o? Am?ricains et Europ?ens pouvaient pr?tendre avoir un ?avantage comparatif? : la programmation informatique, l’ing?nierie, la recherche...
Le tr?s respect? prix Nobel d’?conomie Paul Samuelson, 89 ans, a lanc? le d?bat. Dans un article publi? cet ?t? dans le Journal of Economic Pespectives, il se demandait si le d?veloppement de la Chine b?n?ficierait vraiment aux Etats-Unis. Car elle est, comme l’Inde, ? la fois une nation ? bas salaires et ? haute technologie. L’article a agit? le landerneau global des ?conomistes. Au coeur du d?bat, la question est de savoir si, dans un monde compl?tement globalis?, la ?sp?cialisation nationale? d?crite par Ricardo a encore un sens. Gr?ce aux liaisons ? haut d?bit, la plupart des travaux ?de mati?re grise? peuvent ?tre assur?s n’importe o? dans le monde. Plus personne, du bas en haut de l’?chelle des salaires, ne semble plus ?tre ? l’abri d’une comp?tition salariale. Certains ?conomistes se demandent si, au final, on ne risque pas de d?boucher sur une masse de perdants (tous les salari?s) et une poign?e de gagnants (les actionnaires des multinationales)...
Monnaie ?manipul?e?. En attendant, la grande peur de la Chine se cristallise sur le taux de change du yuan. Les Etats-Unis comptaient sur la baisse du dollar pour r?soudre leur d?ficit ext?rieur : elle devait favoriser les exportateurs am?ricains et rench?rir les prix des produit import?s. Mais P?kin a li? sa monnaie au dollar, ce qui rend difficile l’ajustement d?sir? et envenime les relations entre les deux pays. ?Le d?veloppement de la Chine ne profite pas aux Etats-Unis : il leur co?te tr?s cher, parce que la Chine manipule sa monnaie?, accuse Peter Morici, professeur ? l’universit? du Maryland, qui a calcul?, dans une r?cente ?tude, que cette ?manipulation? co?terait ? l’?conomie am?ricaine 500 milliards de dollar (376 milliards d’euros) par an. ?Cela exc?de largement les b?n?fices tir?s du libre commerce?, dit Morici, pour qui cette manipulation des taux de change rend inefficace la th?orie ricardienne. Selon lui, la baisse artificielle du yuan repr?sente ?9 % du PIB chinois et 21 % de ses exportations, soit la plus grande subvention au commerce de tous les temps?.
Les autorit?s am?ricaines ne sont pas loin de partager cette analyse. Depuis trois ans, elles grognent de plus en plus bruyamment contre P?kin. Mais les Chinois jusqu’? pr?sent temporisent. Hier, lors d’une conf?rence de presse ? La Haye, ? l’occasion d’un sommet Chine-Union europ?enne, le Premier ministre Wen Jiabao a promis que son pays ?irait progressivement vers un taux de change plus flexible?, mais sans pr?ciser l’?ch?ance : il s’agit d’un ?processus complexe?, a-t-il expliqu?.