L’engagement des troupes en Irak dessert la nouvelle doctrine de d?fense nippone.
Le 10 d?cembre, le gouvernement japonais a approuv? de nouveaux principes pour la d?fense nationale et une nouvelle loi de programmation militaire. Dans le m?me temps, le Livre blanc de la D?fense mentionne pour la premi?re fois la Chine comme une menace potentielle pour la s?curit? en Asie, et le Premier ministre Junichiro Koizumi a prolong? d’un an la mission du contingent japonais en Irak. Il s’agit d’une ?tape d?cisive dans le processus engag? depuis une quinzaine d’ann?es par les dirigeants japonais pour affranchir l’arm?e nippone des limites que lui impose depuis 1947 l’article 9 de sa Constitution, tout en se d?fendant de remettre en cause la c?l?bre ?clause pacifiste?.
Par l’article 9, le Japon a renonc? ?pour toujours ? l’usage de la force comme moyen de r?gler les diff?rends internationaux? et s’interdit ?de maintenir pour cela des forces terrestres, navales et a?riennes?. N?anmoins, son arm?e de terre et sa force a?rienne sont aujourd’hui comparables ? celles de la France. Sa marine aligne certains des plus puissants b?timents du monde, comme les destroyers de la classe Kongo, un mod?le de 7 500 tonnes ?quip? d’une formidable artillerie et d’une capacit? d’interception antimissiles. Quant ? son budget militaire (42 milliards de dollars en 2003), il serait le deuxi?me du monde apr?s celui des Etats-Unis.
Car en renon?ant au droit de bellig?rance, le Japon n’a pas abandonn? celui imprescriptible au regard du droit international ? de se d?fendre s’il est attaqu?. L’interdiction constitutionnelle ne s’est donc jamais appliqu?e ? des ?forces d’autod?fense? (FAD), ? condition que ces forces soient configur?es pour op?rer uniquement dans l’archipel et sa proximit? imm?diate. Les FAD ne pouvaient donc poss?der ni gros moyens de transport, ni porte-avions, ni ravitailleurs en vol, ni troupes d’assaut, ni missiles balistiques, et encore moins l’arme nucl?aire. L’industrie d’armement nippone, qui fabrique l’essentiel de leurs mat?riels, ?tait emp?ch?e de se d?velopper par l’interdiction absolue d’exporter. Pour le reste, Tokyo s’en remettait au trait? de s?curit? conclu en 1952 avec les Etats-Unis et ? la capacit? de d?tection et de projection de leurs forces stationn?es ? Okinawa.
Les anciens du Parti lib?ral-d?mocrate (PLD), qui gouverne depuis 1955, attachaient un grand prix ? cet arrangement. Mais depuis les ann?es 80, une nouvelle g?n?ration de parlementaires, qui n’a jamais connu le traumatisme de la d?faite, s’exasp?re des contraintes qui font du Japon un ?nain politique? sur la sc?ne internationale, et travaille ? les lever.
Le pacifisme institutionnel, longtemps soutenu par une grande partie de l’opinion, n’est plus gu?re qu’un souvenir depuis que le Parti socialiste, qui en ?tait le porte-parole, a implos? en 1996. La m?moire de la guerre s’efface dans les jeunes g?n?rations, souvent remplac?e par un sentiment d’irritation contre la Chine et la Cor?e, coupables de rappeler sans cesse au Japon ce pass? d?plaisant. Habilement amplifi?e et manipul?e, la menace que constitue un r?gime nord-cor?en impr?visible, dot? d’armes de destruction massive capables d’atteindre l’archipel, a fait le reste. M?me l’envoi des forces japonaises en Irak, pourtant d?sapprouv? par 45 % ? 60 % de la population selon les sondages, n’a pas cristallis? d’opposition tr?s active. Les ?faucons? avaient la voie libre, et ils en ont profit? pour avancer.
En 1990, les FAD ne pouvaient pas op?rer hors du territoire national. Depuis 1992, elles peuvent intervenir partout dans le monde pour des missions de maintien de la paix sous le casque bleu de l’ONU. Depuis 1996, m?me sans mandat de l’ONU, dans le cadre du trait? de s?curit?, elles peuvent soutenir les forces am?ricaines face ? des crises ?? proximit? du Japon? qui ?menaceraient sa s?curit??. En 2001, cette possibilit? a ?t? ?tendue au monde entier pour des op?rations ?antiterroristes? men?es par une communaut? de nations, f?t-ce sans l’aval de l’ONU. Toutefois, dans leurs missions hors du Japon, les FAD ne peuvent participer ? aucune action de combat, ni m?me y concourir par un soutien logistique ? au point que le carburant qu’elles transportent pour la force internationale en Afghanistan ne devrait servir qu’? des missions humanitaires ou m?dicales.
Cette extension de leurs missions exige que les FAD se dotent de capacit?s de projection. C’est d?j? chose faite. L’aviation japonaise poss?de aujourd’hui quinze tr?s gros porteurs et se ravitaillera bient?t en vol. L’arm?e de terre forme un corps de r?action rapide de 4 800 hommes destin? ? des missions lointaines et va se d?barrasser du tiers de ses 900 chars lourds au profit de mat?riels plus mobiles. Mieux : la Marine va se doter, d’ici ? 2012, de quatre b?timents pr?sent?s comme des ?destroyers porte-h?licopt?res?, mais analogues aux porte-avions britanniques ? d?collage vertical de la classe Invincible... Le Japon pourrait alors aligner la plus puissante flotte du monde apr?s les Etats-Unis, devant la Marine britannique, qui n’a que trois porte-avions, et celle de la France (un).
Est-il l?gitime d’y trouver ? redire ? Dans un monde globalis?, la d?fense d’une nation ne saurait se limiter ? ses fronti?res. Elle passe par celle de ses lignes de communication, par l’?radication des armes de destruction massive qui pourraient tomber aux mains de groupes terroristes transnationaux, et par le contr?le des conflits locaux susceptibles d’avoir des effets d?stabilisateurs g?n?ralis?s. M?me s’il faut se m?fier des pr?tendues ?justes causes?, on peut consid?rer que la s?curit? passe aussi par la d?fense de principes partag?s par une ?communaut? des nations? et sans lesquels l’ordre international ne serait que loi de la jungle. Il n’est donc pas a priori contraire ? l’article 9, et encore moins ill?gitime au regard du droit international, que le Japon envisage sa d?fense dans le cadre de missions lointaines men?es par cette ?communaut? des nations?, ni m?me que ses soldats soient autoris?s, dans ce cadre, ? prendre part ? des actions de combat ? quitte ? ajouter un paragraphe ? l’article 9 pour l’affirmer clairement. Reconfigurer les FAD pour leur permettre d’op?rer sur la sc?ne internationale ne constitue pas ipso facto un reniement par le Japon du pacifisme inscrit dans sa Loi fondamentale.
Mais le d?bat qui a pr?c?d? l’adoption des nouveaux principes pour la d?fense nationale soul?ve des inqui?tudes. La commission ad hoc du PLD a r?clam? un programme balistique pour permettre au Japon d’op?rer des frappes pr?ventives sur les bases d’un ?ventuel agresseur, et des voix ont soutenu qu’il ne serait pas anticonstitutionnel de doter les FAD d’armes nucl?aires ?d?fensives?. Ces suggestions ont ?t? ?cart?es, mais on peut parier que les ?faucons? les ressortiront ? la premi?re occasion. L’interdiction d’exporter des armements a ?t? ?corn?e pour permettre au Japon de participer plus activement au programme de d?fense antimissiles am?ricain, et nombreux sont ceux qui ont int?r?t ? ?largir cette br?che. Tous les ?faucons? du PLD ne proclament pas le m?me attachement que le Premier ministre au principe pacifiste, et ils sont port?s par un courant n?ocolonialiste tr?s organis?, qui a un impact m?diatique consid?rable, ? d?faut d’?tre majoritaire dans l’opinion.
Plus inqui?tante encore est la d?signation provocante de la Chine comme menace par le Livre blanc de la D?fense. Les relations entre les deux g?ants asiatiques n’ont cess? de se d?grader au plan politique depuis l’arriv?e au pouvoir de Junichiro Koizumi, et sont aujourd’hui glaciales. Les frictions se multiplient entre les marines des deux pays. Tokyo veut r?duire, voire supprimer son aide au d?veloppement ? la Chine, que P?kin consid?re comme un d? pour les souffrances que le Japon lui a jadis inflig?es. Si un conflit est impensable, on ne peut que s’inqui?ter de voir que les deux puissances dont d?pend l’avenir de la r?gion semblent incapables de penser leurs relations autrement qu’en termes de rapports de force et multiplient les provocations (M. Koizumi ne manque pas une visite au sanctuaire Yasukuni, qui abrite les m?nes des criminels de guerre nippons, et la Marine chinoise multiplie les incursions dans les eaux japonaises). M?me si le r?alisme brutal et le nationalisme au front bas ont ?t? remis ? la mode par George Bush, on peut d?plorer de voir Tokyo y c?der comme si soixante ans de pacifisme officiel n’avaient rien chang? dans les mentalit?s des dirigeants nippons.
Il est encore plus regrettable que l’engagement en Irak constitue l’acte de bapt?me de la nouvelle doctrine japonaise. On ne pouvait faire pire que de fonder la d?marche qui doit redonner au Japon un rang international conforme ? sa puissance en l’associant, f?t-ce sous couvert d’une mission ?principalement (sic) humanitaire?, ? une guerre voulue ? toute force par une administration am?ricaine aveugl?e de certitudes id?ologiques, justifi?e par des mensonges et souill?e par les ignominies d’Abou Grahib. Il est ? craindre que l’engagement dans ce sanglant bourbier ne soit le p?ch? originel de la nouvelle politique de Tokyo. Pour adapter ? la r?alit? d’apr?s le 11 septembre le principe pacifiste que le Japon entend toujours incarner ? la face du monde, ses dirigeants n’auraient pu choisir une plus mauvaise cause. Ils risquent fort d’y laisser leur cr?dibilit?.