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La mondialisation ?conomique peut-elle ?tre d ?mocratique ? Apport de la science politique

samedi 31 mai 2003, par VERNIERS*Gilles

Dans le contexte actuel de la mondialisation ?conomique, on est tent ? de dire de la d ?mocratie ce que Gandhi disait de la civilisation occidentale. ? Ce serait une excellente id ?e ?. En effet, la mondialisation souffre aujourd’hui d’un d ?ficit patent de d ?mocratie : l’int ?gration des pays et des peuples s’est faite ? ce jour par le biais exclusif de l’ ?conomie au d ?triment des valeurs sur lesquelles repose la d ?mocratie, ? savoir l’ ?galit ? et la libert ? ; les ?carts se creusent ? mesure que les volumes des ?changes augmentent ; capitalisme forcen ? et autoritarisme ? soft ? font bonne alliance dans des pays du Sud comme l’Inde ou l’Indon ?sie et avant cela dans les r ?gimes autoritaires sud-am ?ricains. Le fonctionnement m ?me des instances de r ?gulations supranationales n’est soumis ? aucun contr ?le ult ?rieur par les populations concern ?es.

Depuis Seattle, divers auteurs ainsi qu’un vaste mouvement h ?t ?roclite demandent, entre autres choses, une am ?lioration de la transparence et de la repr ?sentativit ? de ces instances. Il est en effet tr ?s tentant de r ?clamer davantage de d ?mocratie dans le fonctionnement des institutions internationales et depuis Immanuel Kant, des gens r ?vent d’une d ?mocratie mondiale ainsi que d’une paix perp ?tuelle.

Il convient de s’arr ?ter un moment sur le sens des mots que l’on utilise, histoire de ne pas se m ?ler les pinceaux. La transparence n’est pas la d ?mocratie, par exemple. Le terme m ?me de d ?mocratie recouvre une s ?rie d’acceptions divergentes voires incompatibles, comme la d ?mocratie d ?lib ?rative, populaire, participative, lib ?rale. Si certaines formes de d ?mocratie correspondent ? une ?tape historique de son d ?veloppement (par d ?mocratie d ?lib ?rative, on se r ?f ?re g ?n ?ralement ? la d ?mocratie ath ?nienne), elles ne sont pas toutes exclusives les unes des autres ? ?poque donn ?e. Or, depuis la chute de l’Union sovi ?tique, c’est le mod ?le de d ?mocratie lib ?rale qui tend s’imposer. Si c’est ce mod ?le de d ?mocratie qui doit prendre le pas sur les autres, il faut en examiner les fondements et s’interroger sur l’avenir que cette forme de d ?mocratie peut avoir dans le contexte de la mondialisation.

La notion moderne de d ?mocratie lib ?rale est intimement li ?e ? la notion d’ ?tat - nation et repose, classiquement, sur trois ?l ?ments indissociables :

 ? un contrat social ;

 ? une balance des pouvoirs ;

 ? Le march ? comme instrument de r ?gulation de la sph ?re ?conomique

I. Le contrat social

Dans le mod ?le lib ?ral classique, l’autorit ? ?tatique repose sur un accord explicite pass ? entre des individus libres et rationnels, qui d ?cident de d ?poser les divers instruments du pouvoir entre les mains d’une instance gouvernante. Un souverain absolu chez Hobbes, une assembl ?e de repr ?sentants des individus citoyens chez Rousseau, jusqu’ ? un accord entre individus pour ?dicter les r ?gles de justice ?l ?mentaires chez Rawls. Le contrat fait de la population un corps social uni, il garantit que l’accord entre les volont ?s individuelles soit d ?velopp ? et sublim ? dans la construction d’une volont ? g ?n ?rale.

L’esprit qui anime la d ?mocratie est qu’un gouvernement l ?gitime doit reposer sur l’inclusion, le consentement actif (le vote) et la participation de tous, tous ?tant radicalement ?gaux (?galit ? formelle devant la loi, principe une femme, un homme = une voix...).

Quelques remarques ? propos du contrat : celui-ci est ? la fois :

 ? Non-existant : c’est une fiction. Il n’y a pas d’avant et d’apr ?s contrat. Autant Locke que Hobbes ont recours ? un ?tat pr ?-contractuel fictionnel, ? savoir l’ ?tat de nature.

 ? Mystificatoire : il instaure l’ ?galit ? formelle entre des individus fondamentalement en situation d’in ?galit ?. L’ ?galit ? formelle n’emp ?che pas la loi du plus fort de pr ?valoir.

 ? Homog ?n ?isant : le contrat vise ? faire de l’ensemble un corps social unis, reposant sur un socle homog ?ne de valeurs et de principes d’organisation (? ne pas confondre avec une homog ?n ?isation de la pens ?e ou ? une homog ?n ?isation culturelle).

A partir de cela, la volont ? de g ?rer les questions ? caract ?re global de fa ?on d ?mocratique - sur base d’un contrat - n ?cessite deux choses :

1. Le d ?veloppement d’une repr ?sentation politique pour les citoyens qui soit ind ?pendante et autonome de celle qui pr ?vaut dans les affaires internes de leur ?tat d’appartenance. La d ?mocratie cosmopolitaine recherche la participation d’un nouveau sujet politique : le citoyen mondial. Cela recquiert le d ?passement de l’id ?e de souverainet ? ?tatique.

2. Un peuple, unis par le contrat. Or, s’il y a bien une chose qui manque au niveau mondial, c’est le peuple. Qui est le peuple global ?

II. La balance des pouvoirs et le contre - pouvoir

Dans la d ?mocratie lib ?rale classique, les ?tats lib ?raux devaient ?tre agenc ?s de mani ?re ? ce qu’aucun pouvoir de l’ ?tat n’ait un pouvoir absolu, ce qu’on appelle le syst ?me de ? Checks and balances ?, ou de s ?paration des pouvoirs. Cette id ?e est aussi ancienne que la d ?mocratie moderne. L’argument fondamental est la pr ?vention de la cr ?ation et de l’application des lois (ou des normes) de l’arbitraire. Chez Montesquieu, il s’agissait d’ ?tablir un contr ?le mutuel entre les diff ?rentes instances du pouvoir. Le syst ?me de balance des pouvoirs est une affaire interne ? l’appareil ?tatique, ? l’exclusion du peuple ou de ce qu’on appellera plus tard la soci ?t ? civile.

A l’heure actuelle, ce syst ?me de balance des pouvoirs est inexistant au niveau supranational. Les institutions mon ?taires et financi ?res internationales fixent elles-m ?mes les r ?gles du jeu, les instances de r ?gulation des conflits sont d ?pass ?es par l’unilat ?ralisme de certains ?tats agissant au nom d’un int ?r ?t national mal d ?guis ? et ce au m ?pris du droit international. L’ ?tat de nature semble toujours pr ?valoir.

Il est utile de rappeller ? ce stade les deux th ?ses de John Locke, fondatrices du lib ?ralisme politique :

1. Le pouvoir repose sur le consentement des individus et ;

2. Le pouvoir politique doit ?tre l’instrument des individus. Le pouvoir politique doit ?tre limit ? de mani ?re ? ne pas empi ?ter sur les droits naturels de tout individu.

Quand un ?tat ne remplit pas ses obligations (assurer la s ?curit ? des citoyens, garantir le maintien d’un socle de droits ?l ?mentaires, etc.), John Locke reconna ?t au peuple un droit de r ?sistance. Rempla ?ons ? droits naturels ? par ? droits et libert ?s fondamentales ? et ?tendons la perspective cantonn ?e jusqu’ici dans le cadre des ?tats - nation et il semble que l’on soit aujourd’hui dans cette configuration. De la notion de balance des pouvoirs, on passe alors ? la notion de contre-pouvoir, qui serait une extension de la fonction du syst ?me de balance des pouvoirs (la pr ?vention de l’arbitraire).

III. Le march ?

La d ?mocratie lib ?rale est la d ?mocratie lib ?ralis ?e. Le lib ?ralisme est le partenaire dominant et d ?termine en cons ?quence les limites de la d ?mocratie (limites par ailleurs n ?cessaires : peu de gens en effet adh ?reraient ? la d ?mocratie si leur sort devait d ?pendre enti ?rement de chaque vote). Elle se fonde sur les valeurs fondamentales du lib ?ralisme - ? savoir l’individualisme, la libert ? individuelle, la protection constitutionnelle des droits fondamentaux, un ?tat limit ?, la s ?paration des pouvoirs,etc. Le r ?le de l’ ?tat se limite au maintien d’un syst ?me rigide de droits et d’obligations ainsi que d’un climat de civilit ?s. Le reste est une affaire priv ?e entre individus proclam ?s libres, rationnels et ?gaux qui effectuent des choix sur une s ?rie de march ?s jug ?s plus efficaces que la r ?gulation ?tatique des ?changes. Ce lien entre d ?mocratie et march ? ?tait sous-jacent dans toutes les th ?ories du doux commerces, qui assuraient que les ?changes pacifiques de biens et de services entre individus se substitueraient aux conflits arm ?s.

Cependant, ce lien entre d ?mocratie et march ? est loin d’ ?tre ?vident. Selon l’ ?conomiste Robert Barro 1 , la d ?mocratie n’est pas le r ?gime politique le mieux adapt ? ? l’ ?conomie de march ?. Ce r ?gime id ?al se situerait ? mi-chemin entre la d ?mocratie et la dictature absolue. Une restriction des droits et libert ?s politiques (qui permettent ? toute une s ?rie de groupes de faire pression pour avoir davantage de redistribution des richesses) et un renforcement des droits et libert ?s ?conomiques seraient favorable ? la croissance, dit-il. Des exemples r ?cents et contemporains existent : de la dictature de Pinochet au socialisme de march ? ? la chinoise, de l’administration de Fujimori au P ?rou au d ?veloppement des dragons asiatiques. Il n’est pas surprenant qu’en Inde, les nationalistes extr ?mistes hindous soient les tenants de l’ultra-lib ?ralisme. Pour l’ ?conomiste fran ?ais Jean-Paul Fitoussi, ceci repr ?sente une curieuse r ?gression : la doctrine du ? laissez-faire ? aurait besoin d’un dictateur pour ?tre mise en ?uvre de mani ?re efficace...

Fondamentalement, les fonctionnements respectifs de la d ?mocratie et du march ? reposent sur des logiques radicalement diff ?rentes. En court, la d ?mocratie est r ?gie par le suffrage universel - une femme, un homme, une voix - tandis que le march ? est r ?gi par le principe du suffrage censitaire (un dollar - ou un euro - une voix). ? Le syst ?me proc ?de d’une tension entre deux principes, un principe d’espace public et d’ ?galit ? d’une part et un principe d’individualisme et d’in ?galit ? d’autre part ?2.

Les crit ?res d’adoption de d ?cision diff ?rent ?galement : l’efficacit ? ?conomique d’une part, la l ?gitimit ? de l’autre. Or, il semblerait que les politiques les plus sensibles, ? savoir ?conomiques et sociales, soient men ?es au nom exclusif d’une efficacit ? ?conomique pr ?tendue et affirm ?e, au d ?triment visible du consentement des populations, qui se voient contraintes ? ratifier des choix qu’ils n’ont pas fait. Les notions de ? accountability ?, de ? transparence ? et de ? bonne gouvernance ? semblent se destiner davantage ? assurer l’efficacit ? et la stabilit ? du syst ?me plut ?t qu’ ? construire une forme quelconque de contr ?le d ?mocratique. Les pr ?misses du syst ?me ne sont m ?me pas remises sur la table.

Il est donc n ?cessaire d’adopter une hi ?rarchie de valeur, privil ?giant la l ?gitimit ? d’une d ?cision plut ?t que son efficacit ? pr ?somptive. Dan Usher, un auteur am ?ricain, propose ainsi d’utiliser le premier crit ?re, formul ? de la mani ?re suivante : ? Telle ou telle r ?forme est-elle susceptible de renforcer la d ?mocratie ou au contraire de l’affaiblir, d’accro ?tre l’adh ?sion des populations au r ?gime politique ou au contraire de la r ?duire ? ? .

Enfin, rien n’indique que, du point de vue m ?me de l’efficacit ? du syst ?me ?conomique, un syst ?me institutionnel (le mod ?le anglo - saxon ou un autre) soit meilleur, ou plus adapt ? que les autres. Les pays scandinaves ont un bilan ?conomique positif avec un appareil ?tatique et social extr ?mement developp ? et avec des taux d’imposition tr ?s ?lev ?s. Le capitalisme peut permettre la coexistence de mod ?les institutionnels diff ?rents. Les soci ?t ?s les plus solidaires ne sont pas les moins performantes.

Conclusion

Que retirer de tout cela ? On peut se demander si, apr ?s l’examen de ses ?l ?ments constitutifs, la d ?mocratie lib ?rale - ou repr ?sentative - est ? m ?me de fournir un socle pour une d ?mocratie ? un niveau mondial. L’obstacle majeur reste de trouver ce peuple mondial et les principes de sa repr ?sentation.

P.-S.

1 BARRO, R.J., ? Determinants of economic growth : a cross - country empirical study ?, Cambridge, Mass., PIT Press, 1997.

2 FITOUSSI, J-P., ? D ?mocratie et mondialisation ?, Paris, Presses de Sciences Po, Revue de l’OFCE, hors - s ?rie , mars 2002, p.7-8.

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