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Tous non-Am?ricains ?

Jean-Marie Colombani

Friday 14 May 2004, by COLOMBANI*Jean-Marie

"Les mots sont impuissants... ? dire ce qui est n?cessaire... ? ceux qui ne savent pas... ce que l’Horreur signifie. L’Horreur !" Ce sont les mots du colonel Kurtz dans Apocalypse Now, ce film qui a le mieux symbolis? une Am?rique en guerre, au Vietnam, divor?ant d’avec l’Am?rique. Le cauchemar qui l’avait isol?e du reste du monde, et de la meilleure partie d’elle-m?me, voici qu’il a ressurgi, ressuscit? par l’engrenage cr?? par la guerre de Bush en Irak. Par sa "croisade" plut?t, tant y est omnipr?sente la bonne conscience, cette foi sans le doute qui m?ne ? l’arrogance et qui ?loigne l’Am?rique des valeurs qu’elle est cens?e d?fendre. "Ils veulent devenir am?ricains", a affirm? Donald Rumsfeld, en parlant des Irakiens. Nous sommes tous non-Am?ricains, serait-on tent? de lui r?pondre d?sormais.

Le secr?taire am?ricain ? la d?fense, avec son orgueilleux "unamerican" pour mettre ? distance le scandale des tortures, d?sesp?re les meilleurs amis de l’Am?rique. Nous nous sentions tous Am?ricains au lendemain du 11 septembre 2001. Donald Rumsfeld nous rendrait tous non-Am?ricains. Il est aujourd’hui le meilleur agent de l’anti-am?ricanisme primaire, l’un des responsables de la propagation de sa plus grande vague jamais suscit?e dans le reste du monde. Tant il est vrai que, des chancelleries aux experts en contre-terrorisme, chacun admet que cette guerre a cr?? tr?s exactement la situation qu’elle ?tait cens?e pr?venir : une coop?ration, un lien entre Al-Qaida et les groupes djihadistes qui essaiment ? travers tout le Proche et le Moyen-Orient. Plus grave, la mise ? disposition des moyens d’Al-Qaida au service du nationalisme arabe.

Face ? l’horreur, et ? la question centrale du "comment s’en sortir", il faut d’abord prendre la mesure de la d?faite politique et du revers strat?gique que constitue, ? ce stade, l’occupation de l’Irak. D?faite politique, car les mots engagent : Bush a invoqu? trois buts de guerre. Les armes de destruction massive : elles repr?sentaient une menace telle pour les Etats-Unis qu’on ne pouvait s’en d?faire que par la guerre. Les armes n’existaient plus. Nulle part. Le lien avec Al-Qaida. Il n’existait pas davantage avant les op?rations militaires. La guerre au nom des "valeurs" d?mocratiques. Il s’agissait de lib?rer un pays d’un tyran monstrueux et d’y installer un r?gime d?cent qui ferait tache d’huile dans la r?gion. Le monstre ?tait bien ? Bagdad, en effet. Mais c’est ? l’aune des valeurs que l’Am?rique doit ?tre jug?e en Irak ; et, pour reprendre l’expression d’une ?ditorialiste de Time Magazine, "cela voulait dire, au minimum, qu’on allait s’assurer qu’Abou Ghraib cesserait d’?tre une chambre de torture".

L’?chec n’est pas seulement moral, il est politique et strat?gique. Il se mesure en perte de cr?dibilit? au moment pr?cis o? les Etats-Unis voudraient convaincre les dirigeants du Grand Moyen-Orient qu’ils doivent ?voluer vers... des pratiques plus d?mocratiques ? C’est Romano Prodi, le pr?sident de la Commission europ?enne, qui parle juste lorsqu’il affirme que les tortures sont des crimes de guerre et que d?s lors "il devient difficile de d?finir" la pr?sence am?ricaine en Irak "comme une mission de paix". Difficile donc de justifier qu’on y participe.

Le terrorisme islamiste se nourrit d’un sentiment de frustration, d’humiliation, face ? l’incapacit? du monde arabe ? entrer dans la modernit?. Les islamistes entretiennent le sentiment d’une dignit? arabe constamment foul?e aux pieds par l’Occident - Isra?l, Etats-Unis, Europe ensemble embrigad?s dans une croisade antimusulmane sans cesse renouvel?e. Ils ruminent ce fantasme et cherchent une compensation en d?crivant l’Occident, et d’abord les Etats-Unis, comme un monde d?prav?, amoral, violent. Si la lutte contre le terrorisme islamiste est une bataille des id?es - et elle l’est beaucoup plus qu’on ne l’imagine - et donc des images, alors M. Bush vient d’enregistrer une d?faite strat?gique majeure. La guerre men?e en Irak avait d?j? redonn? des munitions au terrorisme islamiste ; la politique de s?vices - destin?e ? affaiblir le d?tenu avant interrogatoire - men?e par des Am?ricains dans une capitale arabe occup?e, mais fi?re et riche d’un pass? glorieux, est le plus beau cadeau jamais fait ? Oussama Ben Laden depuis la chute du r?gime taliban en Afghanistan. Abou Ghraib confirme l’image que les islamistes veulent imposer de l’Am?rique dans le monde arabe.

A l’origine de cette d?b?cle, il y a bien ce m?lange de pouvoir et de bonne conscience absolue. C’est un cocktail corrosif qui gomme toutes les inhibitions, l?ve tous les doutes, emp?che l’autocritique, sur les bords du Potomac comme dans les couloirs d’une prison de Bagdad. Face ? cette situation, il faut un double rem?de : revenir ? la meilleure tradition am?ricaine, ? la culture des checks and balances qui est au coeur de la d?mocratie am?ricaine ; ?couter les v?t?rans de la Vieille Europe ; bref se souvenir de la coh?sion atlantique m?rite qu’on la consid?re de nouveau.

Il faudrait donc - une fois n’est pas coutume - que les dirigeants am?ricains consentent ? se proclamer "tous Europ?ens" ! Car l’Am?rique doit s’europ?aniser. Elle doit puiser dans une certaine sagesse que la Vieille Europe, si m?pris?e de Donald Rumsfeld, a acquise ? ses d?pens, au fil d’un pass? colonial qui eut ses heures sombres. L’Am?rique a un urgent besoin d’Europe, car elle souffre d’un manque prononc? de scepticisme, vieil-europ?en. Car, ? l’origine de la trag?die en cours en Irak, il y a une conception quasi th?ologique du pouvoir, celle qui anime le gouvernement Bush depuis le d?but : il incarne le Bien ; tous ceux qui ne sont pas avec lui sont contre l’Am?rique ; les ennemis des Etats-Unis sont le Mal. Au bout de cette absolue conviction d’?tre un pays "fondamentalement bon", comme l’a dit le pr?sident Bush ? Fox News l’an pass?, il y a, corollaire logique, la tentation de d?moniser l’adversaire - s’il est d?shumanis?, s’il est le mal, tout est permis contre lui : on peut tout lui faire. Ce pas a ?t? franchi en Irak, et vraisemblablement aussi en Afghanistan. Il a ?t? franchi d?s lors que les Etats-Unis - George W. Bush soutenant Donald Rumsfeld contre Colin Powell - mettaient sur pied un gigantesque syst?me d’emprisonnement hors du droit international ? Guantanamo. A l’origine, donc, il y a cette id?e qui fut europ?enne, et m?me sp?cifiquement fran?aise, de confondre universalisme et nationalisme, de croire qu’une nation peut s’investir ? bon droit d’une mission universelle, de s’autoproclamer en somme comme la nation ?lue.

Revenons l? o? tout commence, o? le si?cle s’ouvre, tragiquement : le 11 septembre 2001. Surgit un mouvement que tous les pays libres, ceux qui le sont comme ceux qui aspirent ? le devenir, vont devoir combattre ensemble. Aux c?t?s de l’Am?rique.

Nous sommes tous Am?ricains. Cette phase de solidarit? dure six mois. Elle se brise lorsque George Bush d?cide, d?but 2002, d’ouvrir la phase irakienne de son action, lors de son fameux discours opposant le "Bien" aux forces du "Mal". D?s lors, les deux rives de l’Atlantique s’?cartent : Bush r?ussit ? convaincre l’opinion am?ricaine qu’il existe un lien entre Saddam Hussein et Al-Qaida ; il d?tourne ainsi l’attention des Am?ricains, et les moyens militaires de l’Am?rique, sur un th??tre d’op?rations plus contr?lable, cible plus facile, pense-t-il, que la n?buleuse Al-Qaida ; objectif plus identifiable, croit-il, que Ben Laden et ses soutiens pakistanais, et, un temps, saoudiens. Le Pakistan et l’Arabie saoudite : comment expliquer ? l’opinion que le sort de Ben Laden a ?t? tenu entre les mains des deux alli?s de l’Am?rique ? Va donc pour la guerre contre Saddam Hussein, au prix des mensonges que l’on sait. Contre la raison internationale ; contre un demi-si?cle de coh?sion Europe-Am?rique reposant sur la strat?gie du "containment", ? laquelle on substitue celle de la "guerre pr?ventive".

Si l’on veut donc effacer cette divergence, construite sur le mensonge d’Etat - les armes de destruction massive, le lien avec Al-Qaida - si l’on souhaite que l’Am?rique revienne ? l’essentiel, ? la lutte contre le terrorisme, dont le bain de sang madril?ne ou la vid?o barbare de Bagdad nous ont rappel? le vrai visage, si l’on consid?re que les peuples libres n’ont que faire des int?r?ts des firmes Halliburton ou Bechtel qui contr?lent l’?conomie irakienne, y a-t-il une autre voie que le souhait de voir George Bush Junior renvoy? par les ?lecteurs am?ricains ? ses pri?res, et au dialogue avec sa conscience ? Souhaitons donc le d?part de George Bush et la victoire de John Kerry.

P.S.

Article paru dans Le Monde, ?dition en ligne du vendredi 14 mai 2004.

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